Library / Literary Works

    Alfred de Vigny

    Madame de Soubise

    À M. Antony Deschamps.

    « Le 24 du mesme mois s'exploita
    l'execution tant souhaitée, qui deliura
    la chrestienté d'un nombre de pestes,
    au moyen desquelles le diable se
    faisoit fort de la destruire, attendu
    que deux ou trois qui en reschappe-
    rent font encore autant de mal. Ce
    jour apporta merveilleux allegement
    et soulas à l'Eglise. »

    La vraye et entiere histoire des troubles,
    par Le Frère, de Laval.

    I

    « Arquebusiers ! Chargez ma couleuvrine !
    Les lansquenets passent ! Sur leur poitrine
    Je vois enfin la croix rouge, la croix
    Double, et tracée avec du sang, je crois !
    Il est trop tard ; le bourdon notre-dame
    Ne m'avait donc éveillé qu'à demi ?
    Nous avons bu trop longtemps, sur mon âme !
    Mais nous buvions à saint Barthélemi.

    II

    « Donnez une épée,
    Et la mieux trempée,
    Et mes pistolets,
    Et mes chapelets.
    Déjà le jour brille
    Sur le Louvre noir ;
    On va tout savoir :
    — Dites à ma fille
    De venir tout voir. »

    III

    Le baron parle ainsi par la fenêtre ;
    C'est bien sa voix qu'on ne peut méconnaître ;
    Courez, varlets, échansons, écuyers,
    Suisses, piqueux, page, arbalétriers !
    Voici venir Madame Marie-Anne ;
    Elle descend l'escalier de la tour,
    Jusqu'aux pavés baissez la pertuisane,
    Et que chacun la salue à son tour.

    IV

    Une haquenée
    Est seule amenée,
    Tant elle a d'effroi
    Du noir palefroi.
    Mais son père monte
    Le beau destrier,
    Ferme à l'étrier :
    — « N'avez-vous pas honte,
    Dit-il, de crier !

    V

    Vous descendez des hauts Barons, ma mie ;
    Dans ma lignée, on note d'infamie
    Femme qui pleure, et ce, par la raison
    Qu'il en peut naître un lâche en ma maison.
    Levez la tête et baissez votre voile :
    Partons. Varlets, faites sonner le cor.
    Sous ce brouillard la Seine me dévoile
    Ses flots rougis... Je veux voir plus encor.

    VI

    « La voyez-vous croître
    La tour du vieux cloître ?
    Et le grand mur noir
    Du royal manoir ?
    Entrons dans le louvre.
    Vous tremblez, je croi,
    Au son du beffroi ?
    La fenêtre s'ouvre,
    Saluez le roi. »

    VII

    Le vieux baron, en signant sa poitrine,
    Va visiter la reine Catherine ;
    Sa fille reste, et dans la cour s'assied ;
    Mais sur un corps elle heurte son pied :
    — « Je vis encor, je vis encor, madame ;
    Arrêtez-vous et donnez-moi la main ;
    En me sauvant, vous sauverez mon âme ;
    Car j'entendrai la messe dès demain. »

    VIII

    — « Huguenot profane,
    Lui dit Marie-Anne,
    Sur ton corselet
    Mets mon chapelet.
    Tu prieras la vierge,
    Je prierai le roi :
    Prends ce palefroi.
    Surtout prends un cierge,
    Et viens avec moi. »

    IX

    Marie ordonne à tout son équipage
    De l'emporter dans le manteau d'un page,
    Lui fait ôter ses baudriers trop lourds,
    Jette sur lui sa cape de velours,
    Attache un voile avec une relique
    Sur sa blessure, et dit, sans s'émouvoir :
    « Ce gentilhomme est un bon catholique,
    Et dans l'église il vous le fera voir. »

    X

    Murs de Saint-Eustache !
    Quel peuple s'attache
    À vos escaliers,
    À vos noirs piliers,
    Traînant sur la claie
    Des morts sans cercueil,
    La fureur dans l'œil,
    Et formant la haie
    De l'autel au seuil ?

    XI

    Dieu fasse grâce à l'année où nous sommes !
    Ce sont vraiment des femmes et des hommes ;
    Leur foule entonne un Te Deum en chœur,
    Et dans le sang trempe et dévore un cœur,
    Cœur d'amiral arraché dans la rue,
    Cœur gangrené du schisme de Calvin.
    On boit, on mange, on rit ; la foule accrue
    Se l'offre et dit : c'est le pain et le vin.

    XII

    Un moine qui masque
    Son front sous un casque
    Lit au maître-autel
    Le livre immortel ;
    Il chante au pupitre,
    Et sa main trois fois,
    En faisant la croix,
    Jette sur l'épître
    Le sang de ses doigts.

    XIII

    « Place ! dit-il ; tenons notre promesse
    D'épargner ceux qui viennent à la messe.
    Place ! Je vois arriver deux enfants :
    Ne tuez pas encor, je le défends ;
    Tant qu'ils sont là, je les ai sous ma garde.
    Saint Paul a dit : le temple est fait pour tous ;
    Chacun son lot, le dedans me regarde ;
    Mais, une fois dehors, ils sont à vous. »

    XIV

    — « Je viens sans mon père,
    Mais en vous j'espère
    (Dit Anne deux fois,
    D'une faible voix) ;
    Il est chez la reine ;
    Moi, j'accours ici
    Demander merci
    Pour ce capitaine
    Qui vous prie aussi. »

    XV

    Le blessé dit : « il n'est plus temps, madame ;
    Mon corps n'est pas sauvé, mais bien mon âme,
    Si vous voulez ; donnez-moi votre main,
    Et je mourrai catholique et romain ;
    Épousez-moi, je suis duc de Soubise ;
    Vous n'aurez pas à vous en repentir :
    C'est pour un jour. Hélas ! Dans votre église
    Je suis entré, mais pour n' en plus sortir. »

    XVI

    « Je sens fuir mon âme !
    Êtes-vous ma femme ? »
    — « Hélas ! dit-elle, oui »,
    Se baissant vers lui.
    Un mot les marie.
    Ses yeux, par l'effort
    D'un dernier transport,
    Regardent Marie,
    Puis il tombe mort.

    XVII

    Ce fut ainsi qu' Anne devint duchesse :
    Elle donna le fief et sa richesse
    À l'ordre saint des frères de Jésus,
    Et leur légua ses propres biens en sus.
    Un faible corps qu'un esprit troublé ronge
    Résiste un peu, mais ne vit pas longtemps :
    Dans le couvent des nonnes, en Saintonge,
    Elle mourut vierge et veuve à vingt ans.


    Écrit à La Briche, en Beauce, Mai 1828.




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