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    Émile Deschamps

    Rodrigue pendant la bataille

    C’est la huitième journée
    De la bataille donnée
    Aux bords du Guadalèté
    Maures et chrétiens succombent,
    Comme les cédrats qui tombent
    Sous les flèches de l’été.

    Sur le point qui les rassemble
    Jamais tant d’hommes ensemble
    N’ont combattu tant de jours ;
    C’est une bataille immense
    Qui sans cesse recommence,
    Plus formidable toujours.

    Enfin le sort se décide,
    Et la Victoire homicide
    Dit : Assez pour aujourd’hui ! »
    Soudain l’armée espagnole
    Devant l’Arabe qui vole
    Fuit… Les Espagnols ont fui !

    Rodrigue, au bruit du tonnerre,
    Comme un vautour de son aire,
    S’échappe du camp tout seul,
    Sur son front, altier naguère,
    Jetant son manteau de guerre,
    Comme l’on fait d’un linceul.

    Son cheval, tout hors d’haleine,
    Marche au hasard dans la plaine,
    Insensible aux éperons ;
    Ses longs crins méconnaissables,
    Ses pieds traînent sur les sables,
    Ses pieds autrefois si prompts.

    Dans une sombre attitude,
    Mort de soif, de lassitude,
    Le roi sans royaume allait,
    Longeant la côte escarpée,
    Broyant dans sa main crispée
    Les grains d’or d’un chapelet.

    Les pierres de loin lancées,
    Par son écu repoussées,
    En ont bosselé le fer ;,
    Son casque déformé pèse
    Sur son cerveau, que n’apaise
    Signe de croix ni Pater.

    Sa dague, à peine attachée,
    Figure, tout ébréchée,
    Une scie aux mille dents ;
    Ses armures entr’ouvertes
    Rougissent, de sang couvertes,
    Comme des charbons ardents.

    Sur la plus haute colline
    Il monte ; et, sa javeline
    Soutenant ses membres lourds,
    Il voit son armée en fuite,
    Et de sa tente détruite
    Pendre en lambeaux le velours ;

    Il voit ses drapeaux sans gloire
    Couchés dans la fange noire,
    Et pas un seul chef debout ;
    Les cadavres s’amoncellent,
    Les torrents de sang ruissellent…
    Le sien se rallume et bout.

    Il crie : Ah ! quelle campagne !
    Hier de toute l’Espagne
    J’étais le seigneur et roi :
    Xérès, Tolède, Séville,
    Pas un bourg, pas une ville,
    Hier, qui ne fût à moi.

    Hier, puissant et célèbre,
    J’avais des châteaux sur l’Èbre,
    Sur la Tage des châteaux.
    Dans la fournaise rougie,
    Sur l’or à mon effigie
    Retentissaient les marteaux.

    Hier, deux mille chanoines
    Et dix fois autant de moines
    Jeûnaient tous pour mon salut ;
    Et comtesses et marquises,
    Au dernier tournoi conquises,
    Chantaient mon nom sur le luth.

    Hier, j’avais trois cents mules,
    Des vents rapides émules,
    Douze cents chiens haletants,
    Trois fous, et des grands sans nombre
    Qui, pour saluer mon ombre,
    Restaient au soleil longtemps.

    Hier j’avais douze armées,
    Vingt forteresses fermées,
    Trente ports, trente arsenaux…
    Aujourd’hui, pas une obole,
    Pas une lance espagnole,
    Pas une tour à créneaux !

    Périsse la nuit fatale
    Où, sur ma couche natale,
    Je poussai le premier cri !
    Maudite soit et périsse
    La Castillane nourrice
    A qui d’abord j’ai souri !

    Ou plutôt, folle chimère !
    Pourquoi le sein de ma mère
    Ne fut-il pas mon tombeau ?…
    Je dormirais sous la terre,
    Dans mon caveau solitaire,
    Aux lueurs d’un saint flambeau,

    Avec les rois, mes ancêtres,
    Avec les guerriers, les prêtres,
    Dont le trépas fut pleuré ;
    Ma gloire eût été sauvée
    Et l’Espagne préservée
    De son Rodrigue abhorré !

    Et mon père, à ma naissance,
    En grande réjouissance,
    Fit partir deux cents hérauts !
    Et des seigneurs très avares,
    Aux joutes des deux Navarres,
    Firent tuer leurs taureaux !

    Chaque madone eut cent cierges,
    On dota cent belles vierges
    Pour cent archers courageux,
    On donna trois bals splendides,
    On brûla trois juifs sordides…
    Ce n’étaient qu’amours et jeux !

    Ah ! que Dieu m’entende et m’aide !
    Ce fer est mon seul remède ;
    Mais saint Jacques le défend.
    Ce que je veux, je ne l’ose ;
    Car l’évêque de Tolose,
    Qui m’a béni tout enfant,

    Promènerait sur la claie
    Mon cadavre avec sa plaie,
    Aux regards de tous les miens ;
    Puis, sur une grève inculte,
    Le livrerait à l’insulte
    Des loups et des Bohémiens.

    Mais les trahisons ourdies,
    Les chagrins, les maladies
    Sauront bien me secourir :
    Assez de honte environne
    Un front qui perd sa couronne,
    Pour espérer d’en mourir.

    Car, quelle duègne insensée
    Me croirait l’humble pensée
    De vivre avec des égaux ?…
    Celui qui de si haut tombe,
    De son poids creuse sa tombe. —
    Mort au dernier roi des Goths !




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