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    Émile Verhaeren

    Au passant d’un soir

    Dites, quel est le pas
    Des mille pas qui vont et passent
    Sur les grand'routes de l'espace,
    Dites, quel est le pas
    Qui doucement, un soir, devant ma porte basse
    S'arrêtera ?

    Elle est humble, ma porte,
    Et pauvre, ma maison.
    Mais ces choses n'importent.

    Je regarde rentrer chez moi tout l'horizon
    À chaque heure du jour, en ouvrant ma fenêtre ;
    Et la lumière et l'ombre et le vent des saisons
    Sont la joie et la force et l'élan de mon être.

    Si je n'ai plus en moi cette angoisse de Dieu
    Qui fit mourir les saints et les martyrs dans Rome,
    Mon cœur, qui n'a changé que de liens et de vœux,
    Éprouve en lui l'amour et l'angoisse de l'homme.

    Dites, quel est le pas
    Des mille pas qui vont et passent
    Sur les grand'routes de l'espace,
    Dites, quel est le pas
    Qui doucement, un soir, devant ma porte basse
    S'arrêtera ?

    Je saisirai les mains, dans mes deux mains tendues,
    À cet homme qui s'en viendra
    Du bout du monde, avec son pas ;
    Et devant l'ombre et ses cent flammes suspendues
    Là-haut, au firmament,

    Nous nous tairons longtemps
    Laissant agir le bienveillant silence
    Pour apaiser l'émoi et la double cadence
    De nos deux cœurs battants.

    Il n'importe d'où qu'il me vienne
    S'il est quelqu'un qui aime et croit
    Et qu'il élève et qu'il soutienne
    La même ardeur qui monte en moi.

    Alors combien tous deux nous serons émus d'être
    Ardents et fraternels, l'un pour l'autre, soudain,
    Et combien nos deux cœurs seront fiers d'être humains
    Et clairs et confiants sans encor se connaître !

    On se dira sa vie avec le désir fou
    D'être sincère et d'être vrai jusqu'au fond de son âme,
    De confondre en un flux : erreurs, pardons et blâmes,
    Et de pleurer ensemble en ployant les genoux.

    Oh ! belle et brusque joie ! Oh ! rare et âpre ivresse !
    Oh ! partage de force et d'audace et d'émoi,
    Oh ! regards descendus jusques au fond de soi
    Qui remontez chargés d'une immense tendresse,

    Vous unirez si bien notre double ferveur
    D'hommes qui, tout à coup, sont exaltés d'eux-mêmes
    Que vous soulèverez jusques au plan suprême
    Leur amour pathétique et leur total bonheur !

    Et maintenant
    Que nous voici à la fenêtre
    Devant le firmament,
    Ayant appris à nous connaître
    Et nous aimant,
    Nous regardons, dites, avec quelle attirance,
    L'univers qui nous parle à travers son silence.

    Nous l'entendons aussi se confesser à nous
    Avec ses astres et ses forêts et ses montagnes
    Et sa brise qui va et vient par les campagnes
    Frôler en même temps et la rose et le houx.

    Nous écoutons jaser la source à travers l'herbe
    Et les souples rameaux chanter autour des fleurs ;
    Nous comprenons leur hymne et surprenons leur verbe
    Et notre amour s'emplit de nouvelles ardeurs.

    Nous nous changeons l'un l'autre, à nous sentir ensemble
    Vivre et brûler d'un feu intensément humain,
    Et dans notre être où l'avenir espère et tremble,
    Nous ébauchons le cœur de l'homme de demain.

    Dites, quel est le pas
    Des mille pas qui vont et passent
    Sur les grand'routes de l'espace,
    Dites, quel est le pas
    Qui doucement, un soir, devant ma porte
    S'arrêtera ?




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