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    Joseph Autran

    Le Déluge

    Usque huc venies et non procedes amplius.
    JOB, ch. XXXVIII.


    Pourquoi, d’une vague implacable,
    Vieil Océan, viens-tu toujours
    Battre de ta prison de sable
    Les indestructibles contours ?
    Ta perds ton temps, tu perds ta peine ;
    Ne vois-tu pas que cette arène
    A ta colère sert de frein ?
    Que ta viens t’épuiser contre elle
    Comme un enfant dont la main frêle
    Heurterait des barreaux d’airain ?

    Est-ce pour frapper d’épouvante
    Les peuples rangés à tes bords
    Que sur ta falaise mouvante
    Tu rejaillis avec efforts ?
    Mais nul n’a peur de ta menace ;
    Chacun de nous choisit la place
    La plus voisine de tes flots.
    Insoucieuses et tranquilles,
    Tu vois jusqu’au sein de tes lies
    Les nations vivre en repos.

    Cesse donc, ô mer en démence,
    De bondir ainsi contre nous.
    N’as-tu pas tout le gouffre immense
    Pour y déchaîner ton courroux ?
    Épargne enfin ces vieilles rives
    Que de tes lames convulsives
    Le choc trop longtemps ébranla :
    Ta colère est stérile et folle ;
    Car tu sais bien qu’une parole
    A dit : « Tu t’arrêteras là ! »

    Tu le sais bien ! mais non, peut-être
    As-tu perdu le souvenir
    De l’heure lointaine où ton maître
    Fit ces bords pour te contenir ;
    Et peut-être as-tu, pour ta gloire,
    Gardé seulement la mémoire
    D’un jour plus fameux et plus grand,
    De ce jour où ton flot sublime
    Se dressa du fond de l’abîme
    Et partit comme un conquérant !

    L’impie orgueil, le vice immonde
    Gagnaient partout le genre humain ;
    L’iniquité, reine du monde,
    L’avait pris déjà dans sa main.
    Dieu se leva : « Faisons justice I
    II est temps que j’anéantisse
    Les œuvres d’un globe pervers,
    Et que le châtiment efface
    Jusqu’aux vestiges de la race
    Qui profane cet univers ! »

    Il dit, et les cieux s’obscurcirent ;
    La nue ouvrit ses noirs trésors,
    Et tes ondes, ô mer ! frémirent
    Et s’élancèrent de leurs bords ;
    Et les nations refoulées,
    Devant les eaux amoncelées,
    Partout reculèrent d’horreur ;
    Mais, hélas ! que servit la fuite ?
    Les eaux étaient à leur poursuite,
    Courant plus vite que la peur.

    Le monstre avait rompu sa chaîne ;
    De sa cage emportant les gonds,
    Terrible, il franchissait la plaine
    Retentissante sous ses bonds.
    Loin de ta plage escaladée,
    Tu broyais, ô mer débordée,
    Arbres, maisons, champs nourriciers
    Tes vagues roulaient sur la terre
    Comme des chariots de guerre
    Traînés par de fumants coursiers.

    Alors, à travers les campagnes,
    On vit, comme de grands troupeaux,
    S’enfuir vers les hautes montagnes
    Les peuples chassés par les eaux.
    On vit la race humaine entière
    Assiéger, sombre fourmilière,
    Les plateaux des monts trop étroits ;
    Pressés, entassés par cent mille,
    Le fort étouffant le débile,
    Les sujets marchant sur les rois.

    Prêtresses des plaisirs infâmes,
    Pontifes des dieux imposteurs,
    Soldats superbes, faibles femmes,
    Tout se rua vers les hauteurs,
    Des grands bois tout gravit les tiges ;
    Chacun — tels étaient leurs vertiges ! —
    Emportant son plus cher trésor,
    L’amant sa complice adorée,
    Le pauvre marchand sa denrée.
    L’avare son sac gorgé d’or.

    O désespoir ! le flot approche,
    Le voici fumant et grondant.
    Gravissez encor cette roche !
    Étreignez ce rameau pendant ! —
    Vers des retraites inconnues,
    On vit jusques au sein des nues
    S’élancer les pâles humains,
    Et, surprises dans ces retraites,
    Les mères dresser sur leurs têtes
    Leurs enfants noyés dans leurs mains.

    En vain les vierges éperdues
    Tombent et roulent à genoux,
    Et de leurs pâles mains tordues
    Conjurent le flot en courroux :
    Sourde à toute voix qui l’implore,
    L’onde impitoyable dévore
    Tout ce qui s’oppose à son cours.
    Sans reprendre une fois haleine,
    Elle a conquis plaine sur plaine,
    Et sa fureur monte toujours.

    Elle monte, et, du ciel qui penche
    Toutes ses urnes à la fois,
    L’averse en cascades s’épanche
    Et des cités crève les toits.
    A l’eau des mers qui s’amoncelle
    S’unit partout l’eau qui ruisselle
    Du réservoir des cieux béants ;
    Partout descendent les nuages,
    Et partout monte sur les plages
    L’éruption des Océans.

    Elle monte, elle écume, elle entre :
    Où fuir encore ? où se cacher ?
    Elle atteint le lion dans l’antre,
    Et chasse l’aigle du rocher.
    Adieu les palais et leurs hôtes !
    Adieu les villes les plus hautes !
    Adieu donjons ! temples, à bas !
    Aux lieux où régnait la luxure,
    Les morses cherchent leur pâture,
    Et le phoque y vient mettre bas.

    Sous les trombes, sous les tonnerres,
    Et sous les vents et sous les eaux,
    Craquent les palmiers centenaires,
    S’émiettent les monts en morceaux.
    L’aspect du globe se transforme :
    Ce n’est plus qu’un fantôme énorme
    Qui n’a ni couleur ni contour.
    L’espace, envahi par les vagues,
    Se perd en des horizons vagues
    Éclairés d’un sinistre jour.

    Et pêle-mêle, à leur surface,
    Flottent cadavres et mourants,
    Et débris que le flot amasse,
    Qu’il roule au hasard des courants,
    Et par troupeaux, le cerf qui brame,
    Le tigre, l’ours, l’hippopotame
    Et le mammouth démesuré ; —
    Et, fatigué d’un vol suprême,
    Du haut des cieux l’aigle lui-même
    Au gouffre amer tombe effaré !

    Plus de rivage, plus de digue !
    Rien que la mer, la mer partout,
    Qui se répand, qui se prodigue
    D’un bout du globe à l’autre bout.
    Dans son élan que rien n’arrête,
    Elle gravit, de crête en crête,
    Les monts les plus audacieux ;
    Toujours, encore, sans relâche,
    Jusqu’à ce que son onde cache
    Le pic le plus voisin des cieux !

    Triomphez donc, vagues sublimes !
    Chante ta victoire, Océan !
    Tu foules tes plus fières cimes :
    Atlas, Himalaya, Liban !
    Dans ton sein les cèdres superbes
    Sont affaissés comme des herbes
    Et tremblent comme des roseaux.
    Ta vague est partout répandue ;
    Tu promènes sur l’étendue
    La masse immense de tes eaux.

    Triomphe ! à ce moment, le globe
    C’est toi seul, c’est ton flot uni.
    Triomphe ! des plis de ta robe
    Tu vas balayant l’infini !
    Auteur du plus grand des désastres,
    Tu jettes jusqu’au front des astres
    Ton écume au rire insultant !
    Rien, plus rien sur ton eau sans borne,
    Si ce n’est un navire morne
    Qui semble un sépulcre flottant.

    Mais, en proclamant ta victoire,
    Hâte-toi surtout d’en jouir,
    Car l’heure unique de ta gloire
    Sera prompte à s’évanouir.
    Bientôt, abaissé de ce faîte,
    Tu devras rendre ta conquête
    Et redescendre de si haut.
    Pour que ton onde se retire,
    Que faut-il ? il faut un zéphire
    Et la volonté du Très-Haut.

    Le zéphyr souffla : les nuées
    S’ouvrirent au septentrion ;
    Dieu sur les eaux diminuées
    Fit descendre un premier rayon,
    Le sol reparaît ; la grande Arche
    Arrête son saint Patriarche
    Sur un sommet d’où l’onde a fui ;
    Il soit, il offre un sacrifice
    Au Dieu terrible, au Dieu propice
    Qui sauva tout un monde en lui.

    Éloignez-vous, derniers orages !
    L’Éternel, entr’ouvrant les cieux,
    Déploie au milieu des nuages
    Les couleurs d’un arc radieux.
    La terre dans cet arc immense
    Admire un signe de clémence,
    Tandis que l’Océan dompté
    Ne voit dans le céleste emblème
    Qu’un joug imposé par Dieu même
    A son fol orgueil révolté.

    Viens donc, viens donc de tes rivages
    Assiéger les âpres contours ;
    Ronge tes bords, mine tes plages,
    Et recommence tous les jours.
    Mais souviens-toi, mer insensée,
    Que la main qui t’a repoussée
    A désormais fixé tes lois,
    Et que ton flot en vain se lève
    Contre les sables d’une grève
    Qu’il ne franchira pas deux fois !


    Les Poëmes de la mer




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