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    Louis de Rouvroy

    La Journée des Dupes

    Il y a bien des choses importantes, curieuses et très particulières arrivées pendant le sejour de la Cour à Lyon, sur lesquelles on pourroit s’etendre, et qui preparèrent peu à peu l’evenement qui va être presenté, auquel il faut venir sans s’arrêter aux preliminaires. Il suffira de dire qu’il n’y fut rien oublié pour perdre le cardinal de Richelieu, et que le roy entretint la reyne d’esperances, sans aucune positive, la remettant à Paris pour prendre resolution sur une demarche aussi importante.

    Soit que la reyne, c’est toujours de Marie de Medicis dont on parle, comprist qu’elle n’emporteroit pas encore la disgrâce du cardinal, et qu’elle avoit encore besoin de tems et de nouveaux artifices pour y reussir ; soit que, desesperant, elle se fust enfin resolue au raccommodement ; soit qu’elle ne l’eust feint que pour faire un si grand eclat qu’il effrayast et entraînast le roy ; ou que, sans tant de finesse, son humeur etrange l’eust seule entraînée sans dessein precedent, elle declara au roy, en arrivant à Paris, que, quelque mecontentement extrême qu’elle eust de l’ingratitude et de la conduite du cardinal de Richelieu et des siens à son egard, elle avoit enfin gagné sur elle de lui en faire un sacrifice, et de les recevoir en ses bonnes grâces, puisqu’elle luy voyoit tant de repugnance à le renvoyer, et tant de peine à voir sa mère s’exclure du conseil à cause de la presence de ce ministre, avec qui elle ne feroit plus de difficulté de s’y trouver desormais, par amitié et par attachement pour luy, roy.

    Cette declaration fut reçue du roy avec une grande joie, et comme la chose qu’il desiroit le plus et qu’il esperoit le moins, et qui le delivroit de l’odieuse necessité de choisir entre sa mère et son ministre. La reyne poussa la chose jusqu’à l’empressement, de sorte que le jour fut pris au plus prochain (car on arrivoit encore de Lyon, les uns après les autres), auquel jour le cardinal de Richelieu et sa nièce de Combalet, dame d’atours de la reyne, viendroient, à sa toilette, recevoir le pardon et le retour de ses bonnes graces. La toilette alors, et longtems depuis, etoit une heure où il n’y avoit ny dames ny courtisans, mais des personnes en très petit nombre, favorisées de cette entrée, et ce fut par cette raison que ce tems fut choisi. La reyne logeoit à Luxembourg, qu’elle venoit d’achever, et le roy, qui alloit et venoit à Versailles, s’etoit etabli à l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires, rue de Tournon, pour être plus près d’elle.

    Le jour venu de ce grand raccommodement, le roy alla à pied de chez luy chez la reyne. Il la trouva seule à sa toilette, où il avoit été resolu que les plus privilegiés n’entreroient pas ce jour-là : en sorte qu’il n’y eut que trois femmes de chambre de la reyne, un garçon de chambre ou deux, et qui que ce soit d’hommes, que le roy et mon père, qu’il fit entrer et rester. Le capitaine des gardes même fut exclu. Madame de Combalet, depuis duchesse d’Aiguillon, arriva comme le roy et la reyne parloient du raccommodement qui s’alloit faire en des termes qui ne laissoient rien à desirer, lorsque l’aspect de madame de Combalet glaça tout à coup la reyne. Cette dame se jeta à ses pieds avec tous les discours les plus respectueux, les plus humbles et les plus soumis. J’ai ouï dire à mon père, qui n’en perdit rien, qu’elle y mit tout son bien-dire et tout son esprit, et elle en avoit beaucoup. À la froideur de la reyne, l’aigreur succeda, puis incontinent la colère, l’emportement, les plus amers reproches, enfin un torrent d’injures, et peu à peu de ces injures qui ne sont connues qu’aux halles. Aux premiers mouvements, le roy voulut s’entremettre ; aux reproches, sommer la reyne de ce qu’elle luy avoit formellement promis, et sans qu’il l’en eust priée ; aux injures, la faire souvenir qu’il etoit present, et qu’elle se manquoit à elle-même. Rien ne peut arrêter ce torrent. De fois à autre, le roy regardoit mon père et lui faisoit quelque signe d’etonnement et de depit ; et mon père, immobile, les yeux bas, osoit à peine et rarement les tourner vers le roy comme à la derobée. Il ne contoit jamais cette enorme scène qu’il n’ajoutast qu’en sa vie il ne s’etoit trouvé si mal à son aise. À la fin, le roy, outré, s’avança, car il etoit demeuré debout, prit madame de Combalet, toujours aux pieds de la reyne, la tira par l’epaule, et luy dit en colère que c’etoit assez en avoir entendu, et de se retirer. Sortant en pleurs, elle trouva le cardinal, son oncle, qui entroit dans les premières pièces de l’appartement. Il fut si effrayé de la voir en cet etat, et tellement de ce qu’elle luy raconta, qu’il balança quelque tems s’il s’en retourneroit.
    Pendant cet intervalle, le roy, avec respect, mais avec depit, reprocha à la reyne son manquement de parole donnée de son gré, sans en avoir eté sollicitée, luy s’etant contenté qu’elle vist seulement le cardinal de Richelieu au conseil, non ailleurs, ny pas un des siens ; que c’etoit elle qui avoit voulu les voir chez elle, sans qu’il l’en eust priée, pour leur rendre ses bonnes grâces ; au lieu de quoi elle venoit de chanter les dernières pouilles à madame de Combalet, et de luy faire, à luy, cet affront.

    Il ajouta que ce n’etoit pas la peine d’en faire autant au cardinal, à qui il alloit mander de ne pas entrer. À cela, la reyne s’ecria que ce n’etoit pas la même chose ; que madame de Combalet lui etoit odieuse et n’estoit utile à l’Estat en rien, mais que le sacrifice qu’elle vouloit faire, de voir et pardonner au cardinal de Richelieu, etoit uniquement fondé sur le bien des affaires, pour la conduite desquelles il croyoit ne pouvoir s’en passer, et qu’il alloit voir qu’elle le recevroit bien. Là dessus, le cardinal entra, assez interdit de la rencontre qu’il venoit de faire. Il s’approcha de la reyne, mit un genou à terre, commença un compliment fort soumis. La reyne l’interrompit et le fit lever assez honnêtement. Mais, peu après, la marée commença à monter : les secheresses, puis les aigreurs vinrent ; après les reproches et les injures très assenées, d’ingrat, de fourbe, de perfide et autres gentillesses, qu’il trompoit le roy et trahissoit l’Estat, pour sa propre grandeur et des siens ; sans que le roy, comblé de surprise et de colère, pust la faire rentrer en elle-même et arrêter une si etrange tempête ; tant qu’enfin elle le chassa et luy defendit de se presenter jamais devant elle. Mon père, que le roy regardoit de fois à autre comme à la scène precedente, m’a dit souvent que le cardinal souffroit tout cela comme un condamné, et que luy-même croyoit à tous instants rentrer sous le parquet. À la fin le cardinal s’en alla. Le roy demeura fort peu de temps après luy, à faire à la reyne de vifs reproches, elle à se defendre fort mal ; puis il sortit, outré de depit et de colère. Il s’en retourna chez luy, à pied, comme il etoit venu, et demanda en chemin à mon père ce qu’il luy sembloit de ce qu’il venoit de voir et d’entendre. Il haussa les epaules et ne repondit rien.

    La Cour, et bien d’autres gens considerables de Paris s’etoient cependant assemblés à Luxembourg et à l’hôtel des Ambassadeurs pour faire leur cour, et par la curiosité de cette grande journée de raccommodement sçue de bien des personnes, mais dont, jusqu’alors, le succès etoit ignoré de tous ceux qui n’avoient pas rencontré madame de Combalet, ou lu dans son visage. Le sombre de celuy du roy aiguisa la curiosité de la foule qu’il trouva chez luy. Il ne parla à personne, et brossa droit à son cabinet, où il fit entrer mon père seul, et luy commanda de fermer la porte en dedans et de n’ouvrir à personne.

    Il se jeta sur un lit de repos, au fond de ce cabinet, et, un instant après, tous les boutons de son pourpoint sautèrent à terre, tant il etoit gonflé par la colère. Après quelque temps de silence, il se mit à parler de ce qui venoit de se passer. Après les plaintes et les discours, pendant lesquels mon père se tint fort sobre, vint la politique, les embarras, les reflexions. Le roy comprit plus que jamais qu’il falloit exclure du conseil et de toute affaire la reyne, sa mère, ou le cardinal de Richelieu ; et, tout irrité qu’il fust, se trouvoit combattu entre la nature et l’utilité, entre les discours du monde et l’experience qu’il avoit de la capacité de son ministre. Dans cette perplexité, il voulut si absolument que mon père lui en dist son avis, que toutes ses excuses furent inutiles. Outre la bonté et la confiance dont il luy plaisoit de l’honorer, il savoit très bien qu’il n’avoit ny attachement, ny eloignement pour le cardinal, ny pour la reyne, et qu’il ne tenoit uniquement et immediatement qu’à un si bon maître, sans aucune sorte d’intrigue ny de parti.

    Mon père fut donc forcé d’obeir. Il m’a dit que, prevoyant que le roy pourroit peut-être le faire parler sur cette grande affaire, il n’avoit cessé d’y penser depuis la sortie de Luxembourg jusqu’au moment que le roy avoit rompu le silence dans son cabinet.

    Il dit donc au roy qu’il etoit extrêmement fâché de se trouver dans le detroit forcé d’un tel choix ; que Sa Majesté sçavoit qu’il n’avoit d’attachement de dependance que de luy seul ; qu’ainsi, vuide de tout autre passion que de sa gloire, du bien des affaires, de son soulagement dans leur conduite, il luy diroit franchement, puisqu’il le luy commandoit si absolument, le peu de reflexions qu’il avoit faites depuis la sortie de la chambre de la reyne, conformes à celles que luy avoient inspirées les precedents progrès d’une brouillerie qu’il avoit craint de voir conduire à la necessité du choix, où les choses en etoient venues.

    Qu’il falloit considerer la reyne comme prenant aisement des amitiés et des haines, peu maîtresse de ses humeurs, voulant, neanmoins, être maîtresse des affaires, et quand elle l’etoit en tout ou en partie, se laissant manier par des gens de peu, sans experience ny capacité, n’ayant que leur interêt ; dont elle revêtoit les volontés et les caprices, et les fantaisies des grands qui courtisoient ces gens de peu, lesquels, pour s’en appuyer, favorisoient leurs interêts et souvent leurs vues les plus dangereuses sans s’en apercevoir : que cela s’etoit vu sans cesse depuis la mort de Henry IV ; et sans cesse aussi, un goût en elle de changement de serviteurs et de confidents de tout genre ; n’ayant longuement conservé personne dans sa confiance, depuis le marechal et la marechale d’Ancre, et faisant souvent de dangereux choix ; que se livrer à elle pour la conduite de l’Estat seroit se livrer à ses humeurs, à ses vicissitudes, à une succession de hazards de ceux qui la gouverneroient, aussi peu experimentés ou aussi dangereux les uns que les autres, et tous insatiables : qu’après tout ce que le roy avoit essuyé d’elle et dans leur separation, et dans leur raccommodement, après tout ce qu’il venoit de tenter et d’essayer dans l’affaire presente, il avoit rempli le devoir d’un bon fils au delà de toute mesure, que sa conscience en devoit être en repos, et sa reputation sans tache devant les gens impartiaux, quoi qu’il pust faire desormais ; enfin que sa conscience et sa reputation, à l’abri sur les devoirs de fils, exigeoient de luy avec le même empire qu’il se souvint de ses devoirs de roy, dont il ne compteroit pas moins à Dieu et aux hommes ; qu’il devoit penser qu’il avoit les plus grandes affaires sur les bras, que le parti protestant fumoit encore, que l’affaire de Mantoue n’etoit pas finie ; enfin que le roi de Suède, attiré en Allemagne par les habiles menées du cardinal, y etoit triomphant, et commençoit le grand ouvrage si necessaire à la France, de l’abaissement de la maison d’Autriche (il faut remarquer que le roy de Suède etoit entré en Allemagne au commencement de cette même année 1630, et qu’il y fut tué à la bataille de Lutzen, le 16 novembre 1632) ; que Sa Majesté avoit besoin, pour une heureuse suite de ces grandes affaires, et pour en recueillir les fruits, de la même tête qui avoit su les embarquer et les conduire ; du même qui, par l’eclat de ses grandes entreprises, s’etoit acquis la confiance des alliés de la France, qui ne la donneroient pas à aucun autre au même degré ; et que les ennemis de la France, ravis de se voir aux mains avec une femme et ceux qui la gouvernoient, au lieu d’avoir affaire au même genie qui leur attiroit tant de travaux, de peines et de maux, triompheroient de joie d’une conduite si differente, tandis que nos alliés se trouveroient etourdis et peut-être fort ebranlés d’un changement si important ; que, quelque puissant que fust le genie de Sa Majesté pour soutenir et gouverner une machine si vaste dont les ressorts et les rapports necessaires etoient si delicats, si multipliés, si peu veritablement connus, il s’y trouvoit une infinité de details auxquels il falloit journellement suffire dans le plus grand secret, avec la plus infatigable activité, que ne pourroient pas leur nature, leur diversité, leur continuité, devenir le travail d’un roy ; encore moins de gens nouveaux qui, en ignorant toute la batisse, seroient arrêtés à chaque pas, et peu desireux, peut-être, par haine et par envie, de soutenir ce que le cardinal avoit si bien, si grandement, si profondement commencé. À quoi il falloit ajouter l’esperance des ennemis, qui remonteroient leur courage à la juste defiance des alliés, qui les detacheroit et les pousseroit à des traités particuliers, dans la pensée que les nouveaux ministres seroient bientôt reduits à faire place à d’autres encore plus nouveaux, et de la sorte à un changement perpetuel de conduite.

    Ces raisons, que le roy s’etoit sans doute dites souvent à luy-même, luy firent impression. Le raisonnement se poussa, s’allongea, et dura plus de deux heures. Enfin, le roy prit son parti. Mon père le supplia d’y bien penser. Puis, l’y voyant très affermi, luy representa que, puisqu’il avoit resolu de continuer sa confiance au cardinal de Richelieu, et de se servir de luy, il ne devoit pas negliger de l’en faire avertir, parce que, dans l’estat et dans la situation où il devoit être, après ce qui venoit de se passer à Luxembourg, et n’ayant pas de nouvelles du roy, il ne seroit pas etonnant qu’il prist quelque parti prompt de retraite.

    Le roy approuva cette reflexion, et ordonna à mon père de luy mander, comme de luy-même, de venir ce soir trouver Sa Majesté à Versailles, laquelle s’y en retournoit. Je n’ay point sçu, et mon père ne m’a point dit, pourquoi le message de sa part, et non de celle du roy : peut-être pour moins d’eclat et plus de menagement pour la reyne.

    Quoi qu’il en soit, mon père sortit du cabinet et trouva la chambre tellement remplie qu’on ne pouvoit s’y tourner. Il demanda s’il n’y avoit pas là un gentilhomme à luy. Le père du marechal de Tourville, qui etoit à luy, et qu’il donna depuis à monsieur le prince, comme un gentilhomme de merite et de confiance, lors du mariage de monsieur son fils avec la fille du marechal de Brezé, fendit la presse et vint à luy. Il le tira dans une fenestre et luy dit à l’oreille d’aller sur le champ chez le cardinal de Richelieu, luy dire de sa part qu’il sortoit actuellement du cabinet du roy, pour luy mander qu’il vinst ce soir même trouver sur sa parole le roy à Versailles, et qu’il rentroit sur le champ dans le cabinet, d’où il n’etoit sorti que pour luy envoyer ce message. Il y rentra, en effet, et fut encore une heure seul avec le roy.

    À la mention d’un gentilhomme de la part de mon père, les portes du cardinal tombèrent, quelques barricadées qu’elles fussent. Le cardinal, assis tête-à-tête avec le cardinal de La Vallette, se leva avec emotion dès qu’on le luy annonça, et alla quelques pas au devant de luy. Il ecouta le compliment, et, transporté de joie, il embrassa Tourville des deux côtés. Il fut le même jour à Versailles, où il arriva des Marillacs le soir même, comme chacun sait.






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