Library / Literary Works

    Paul-Jean Toulet

    Les Contrerimes

    I

    Avril, dont l’odeur nous augure
    Le renaissant plaisir,
    Tu découvres de mon désir
    La secrète figure.

    Ah, verse le myrte à Myrtil,
    L’iris à Desdémone :
    Pour moi d’une rose anémone
    S’ouvre le noir pistil.

    II

    Toi qu’empourprait l’âtre d’hiver
    comme une rouge nue
    où déjà te dessinait nue
    l’arome de ta chair ;

    ni vous, dont l’image ancienne
    captive encor mon cœur,
    île voilée, ombres en fleurs,
    nuit océanienne ;

    non plus ton parfum, violier
    sous la main qui t’arrose,
    ne valent la brûlante rose
    que midi fait plier.

    III

    Iris, à son brillant mouchoir,
    de sept feux illumine
    la molle averse qui chemine,
    harmonieuse à choir.

    Ah, sur les roses de l’été,
    sois la mouvante robe,
    molle averse, qui me dérobe
    leur aride beauté.

    Et vous, dont le rire joyeux
    m’a caché tant d’alarmes,
    puissé−je voir enfin des larmes
    monter jusqu’à vos yeux.

    IV

    Ces roses pour moi destinées
    par le choix de sa main,
    aux premiers feux du lendemain,
    elles étaient fanées.

    Avec les heures, un à un,
    dans la vasque de cuivre,
    leur calice tinte et délivre
    une âme à leur parfum

    liée, entre tant, ô ménesse,
    qu’à travers vos ébats,
    j’écoute résonner tout bas
    le glas de ma jeunesse.

    V

    Dans le lit vaste et dévasté
    j’ouvre les yeux près d’elle ;
    je l’effleure : un songe infidèle
    l’embrasse à mon côté.

    Une lueur tranchante et mince
    échancre mon plafond.
    Très loin, sur le pavé profond,
    j’entends un seau qui grince…

    VI

    il pleuvait. Les tristes étoiles
    semblaient pleurer d’ennui.
    Comme une épée, à la minuit,
    tu sautas hors des toiles.

    — minuit ! Trouverai−je une auto,
    par ce temps ? Et le pire,
    c’est mon mari. Que va−t−il dire,
    lui qui rentre si tôt ?

    — et s’il vous voyait sans chemise,
    vous, toute sa moitié ?
    — ne jouez donc pas la pitié.
    — pourquoi ? … doublons la mise.

    VII

    Le microbe : Botulinus
    fut, dans ses exercices,
    découvert au sein des saucisses
    par un alboche en us.

    Je voudrais, non moins découverte
    Floryse, que ce fut
    vous que je trouve, au bois touffu
    dormante à l’ombre verte ;

    si même l’archer de Vénus
    des traits en vous dérobe
    plus dangereux que le microbe
    nommé : Botulinus.

    VIII

    Dans le silencieux automne
    d’un jour mol et soyeux,
    je t’écoute en fermant les yeux,
    voisine monotone.

    Ces gammes de tes doigts hardis,
    c’était déjà des gammes
    quand n’étaient pas encor des dames
    mes cousines, jadis ;

    et qu’aux toits noirs de la rafette,
    où grince un fer changeant,
    les abeilles d’or et d’argent
    mettaient l’aurore en fête.

    IX

    Nocturne.

    O mer, toi que je sens frémir
    à travers la nuit creuse,
    comme le sein d’une amoureuse
    qui ne peut pas dormir ;
    le vent lourd frappe la falaise…
    quoi ! Si le chant moqueur
    d’une sirène est dans mon cœur —
    O cœur, divin malaise.
    Quoi, plus de larmes, ni d’avoir
    personne qui vous plaigne…
    tout bas, comme d’un flanc qui saigne,
    il s’est mis à pleuvoir.

    X

    Fô a dit

    « ce tapis que nous tissons comme
    « le ver dans son linceul
    « dont on ne voit que l’envers seul :
    « c’est le destin de l’homme.

    « mais peut−être qu’à d’autres yeux,
    « l’autre côté déploie
    « le rêve, et les fleurs, et la joie
    « d’un dessin merveilleux. »

    tel Fô, que l’or noir des tisanes
    enivre, ou bien ses vers,
    chante, et s’en va tout de travers
    entre deux courtisanes.

    XI

    C’était longtemps avant la guerre.

    sur la banquette en moleskine
    du sombre corridor,
    aux flonflons d’Offenbach s’endort
    une blanche arlequine.

    … zo’qui saute entre deux mmrs,
    nul falzar ne dérobe
    le double trésor sous sa robe
    qu’ont mûri d’autres cieux.

    On soupe… on sort… Bauby pérore…
    dans ton regard couvert,
    Faustine, rit un matin vert…
    … amour, divine aurore.

    XII

    Le Garno.

    l’hiver bat la vitre et le toit.
    Il fait bon dans la chambre,
    à part cette sale odeur d’ambre
    et de plaisir. Mais toi,

    les roses naissent sur ta face
    quand tu ris près du feu…
    ce soir tu me diras adieu,
    ombre, que l’ombre efface.

    XIII

    Princes de la Chine.

    a. les trois princes Pou, Lou et You,
    ornement de la Chine,
    voyagent. Deux vont à machine,
    mais You, c’est en youyou.

    Il va voir l’alboche au crin jaune
    qui lui dit : " i love you. »
    — elle est française ! Assure You.
    Mais non, royal béjaune.

    Si tu savais ce que c’est, You,
    qu’une française, et tendre ;
    douce à la main, douce à l’entendre :
    du feu… comme un caillou.

    b. mgr Pou n’aime ici−bas
    que le sçavoir antique,
    ses aïeux, et la politique
    du journal des débats.

    elle qui naquit sous le feutre
    des chevaliers mandchoux,
    sa femme a le cœur dans les choux :
    Dieu punisse le neutre !

    Mgr Pou, mauvais époux,
    tu cogites sans cesse.
    Pas tant de g pour la princesse :
    fais−lui des petits Pous.

    c. sous les pampres de pourpre et d’or,
    dans l’ombre parfumée,
    ivre de songe et de fumée,
    le prince Lou s’endort.

    Tandis que l’opium efface
    Badoure à son côté,
    il rêve à la jeune beauté
    qui brilla sur sa face.

    Ainsi se meurt, d’un beau semblant,
    Lou, l’ivoire à la bouche.
    Badoure en crispant sa babouche
    pense à son deuil en blanc.

    XIV

    Le coucou chante au bois qui dort.
    L’aurore est rouge encore,
    et le vieux paon qu’iris décore
    jette au loin son cri d’or.

    Les colombes de ma cousine
    pleurent comme une enfant.
    Le dindon roue en s’esclaffant :
    il court à la cuisine.

    XV

    En souvenir des grandes Indes,
    harmonieux décor,
    la rafette nourrit d’accord
    un paon et quatre dindes.

    Et l’on croirait−tous ces échos
    gloussants, l’autre qui grince —
    d’un préfet d’or, dans sa province,
    borné de radicaux.

    XVI

    Trottoir de l’élysé’−palace
    dans la nuit en velours
    où nos cœurs nous semblaient si lourds
    et notre chair si lasse ;

    dôme d’étoiles, noble toit,
    sur nos âmes brisées,
    taxautos des champs−élysées,
    soyez témoins ; et toi,

    sous−sol dont les vapeurs vineuses
    encensaient nos adieux —
    tandis que lui perlaient aux yeux
    ses larmes vénéneuses.

    XVII

    D’un noir éclair mêlés, il semble
    que l’on n’est plus qu’un seul.
    Soudain, dans le même linceul,
    on se voit deux ensemble.

    Près des flots aux chantants adieux
    Dinard tient sa boutique…
    ne pleure pas : d’être identique,
    c’est un rêve des dieux.

    XVIII

    Géronte d’une autre Isabelle,
    à quoi t’occupes−tu
    d’user un reste de vertu
    contre cette rebelle ?

    La perfide se rit de toi,
    plus elle t’encourage.
    Sa lèvre même est un outrage.
    Viens, gagnons notre toit.

    Temps est de fuir l’amour, Géronte,
    et son arc irrité.
    L’amour, au déclin de l’été,
    ni la mer, ne s’affronte.

    XIX

    Rêves d’enfant.

    circé des bois et d’un rivage
    qu’il me semblait revoir,
    dont je me rappelle d’avoir
    bu l’ombre et le breuvage ;

    les tambours du morne maudit
    battant sous les étoiles
    et la flamme où pendaient nos toiles
    d’un éternel midi ;

    rêves d’enfant, voix de la neige,
    et vous, murs où la nuit
    tournait avec mon jeune ennui…
    collège, noir manège.

    XX

    Amarissimes.

    est-ce moi qui pleurais ainsi
    — ou des veaux qu’on empoigne —
    d’écouter ton pas qui s’éloigne,
    beauté, mon cher souci ?

    Et (je t’en fis, à pneumatique,
    part, — sans aucun bagou)
    ces pleurs, ma chère, avaient le goût
    de l’onde adriatique.

    Oui, oui : mais vous parlez de cri,
    quand je repris ma lettre
    grands dieux… ! J’aurais mieux fait, peut−être
    d’écrire à son mari.

    XXI

    La première fois.

    « maman ! … je voudrais qu’on en meure. »
    fit−elle à pleine voix.
    « c’est que c’est la première fois,
    madame, et la meilleure.

    Is elle, d’un coude ingénu
    remontant sa bretelle,
    « non, ce fut en rêve », dit−elle.
    « ah ! Que vous étiez nu… »

    XXII

    Boulogne.

    Boulogne, où nous nous querellâmes
    aux pleurs d’un soir trop chaud
    dans la boue ; et toi, le pied haut,
    foulant aussi nos âmes.

    La nuit fut ; ni, rentrés chez moi,
    tes fureurs plus de mise.
    Ah ! De te voir nue en chemise,
    quel devint mon émoi !

    On était seuls (du moins j’espère) ;
    mais tu parlais tout bas.
    Ainsi l’amour naît des combats :
    le dieu Mars est son père.

    XXIII

    Carthame chatoyant, cinabre,
    colcothar, orpiment,
    vous dont j’ai goûté l’ornement
    sur la rive cantabre ;

    orpiment, dont l’éclat soyeux
    le soleil lui reflète ;
    colcothar, tendre violette
    éclose dans ses yeux ;

    fleur de cinabre, étroite et rare,
    secret d’un beau jardin ;
    carthame et toi, rose soudain,
    dont sa pudeur se pare…

    XXIV

    Éléphant de Paris.

    ah, curnonsky, non plus que l’aube,
    n’était bien rigolo.
    Il regardait le fil de l’eau.
    C’était avant les taube.

    Et moi j’apercevais−pourtant
    qu’on fût loin de Cythère —
    un objet singulier. Mystère :
    c’était un éléphant.

    Notre maison étant tout proche,
    on le prit avec nous.
    Il mettait, pour chercher des sous
    sa trompe dans ma poche.

    Hélas, rue−de−Villersexel,
    la porte était trop basse.
    On a beau dire que tout passe.
    Non−ni le riche au ciel.

    XXV

    O poète, à quoi bon chercher
    des mots pour son délire ?
    Il n’y a qu’au bois de ta lyre
    que tu l’as su toucher.

    Plus haut que toi, dans sa morphine,
    chante un noir séraphin.
    Ma nourrice disait qu’Enfin
    est le mari d’Enfine.

    XXVI

    Comme les dieux gavant leur panse,
    les prétendants aussi.
    Télémaque en est tout ranci :
    il pense à la dépense.

    Neptune soupe à Djibouti
    (près de la mer salée).
    Pénélope s’est en allée.
    Tout le monde est parti.

    Un poète, que nuls n’écoutent,
    chante Hélène et les œufs.
    Le chien du logis se fait vieux :
    ces gens−là le dégoûtent.

    XXVII

    Cet huissier, qui jetait, l’été,
    toute autre odeur que l’ambre,
    avait le nom d’un pot de chambre
    et la fétidité.

    L’autre, et noir, que sous les lanternes,
    on vit à ses leçons
    avarier les beaux garçons,
    est charognard aux ternes.

    Celui−là, qui fut président
    de ses jolis compères,
    a l’air de suer ses affaires
    par son fanon pendant.

    Mais l’autre (ô père de famille,
    poète méconnu)
    ne me laissa qu’un lit tout nu :
    telle y couchait sa fille.

    XXVIII

    Le sonneur se suspend, s’élance,
    perd pied contre le mur
    et monte : on dirait un fruit mûr
    que la branche balance.

    Une fille passe. Elle rit
    de tout son frais visage :
    l’hiver de ce noir paysage
    a−t−il soudain fleuri ?

    Je vois briller encor sa face,
    quand elle prend le coin.
    L’angélus et sa jupe, au loin,
    l’un et l’autre, s’efface.

    XXIX

    Tel variait au jour changeant
    — avec l’or de tes boucles,
    le sang d’un collier d’escarboucles
    dans ma tasse d’argent

    qui, tout de roses couronnée,
    — sur la ligne où se joint
    l’ombre au soleil−jetait au loin
    une pourpre alternée ;

    Lilith, et, telle, un jour d’été,
    j’ai vu noircir ta joue,
    quand le désir trouble, et déjoue,
    ta pliante fierté.

    (Talmud babylon.)

    XXX

    La cigale.

    quand nous fûmes hors des chemins
    où la poussière est rose,
    Aline, qui riait sans cause
    en me touchant les mains ; —

    l’écho du bois riait. La terre
    sonna creux au talon.
    Aline se tut : le vallon
    était plein de mystère…

    mais toi, sans lymphe ni sommeil,
    cigale en haut posée,
    tu jetais, ivre de rosée,
    ton cri triste et vermeil.

    XXXI

    Tandis qu’à l’argile au flanc vert,
    dessus ton front haussée,
    perlait le pleur d’une eau glacée,
    les dailleurs, à couvert :

    « enfant, riait leur voix lointaine,
    voilà temps que tu bois.
    Si Monsieur Paul est dans le bois,
    avise à la fontaine.

    « mais avise aussi de briser
    ta cruche en tournant vite.
    Ah, que dirait ta mère. évite
    son bras. Prends le baiser. »

    … Le temps était couleur de pêche.
    Sur le Saleys qui dort
    Un oiseau d’émeraude et d’or
    Fila comme une flèche.

    XXXII

    Chevaux de bois.

    à Pau, les foires saint−Martin,
    c’est à la haute plante.
    Des poulains, crinière volante,
    virent dans le crottin.

    Là−bas, c’est une autre entreprise.
    Les chevaux sont en bois,
    l’orgue enrhumé comme un hautbois,
    zo’sur un bai cerise.

    Le soir tombe. Elle dit : " merci,
    « pour la bonne journée !
    « mais j’ai la tête bien tournée… »
    — ah, zo’ : la jambe aussi.

    XXXIII

    L’Ingénue.

    d’une amitié passionnée
    vous me parlez encor,
    azur, aérien décor,
    montagne Pyrénée,

    où me trompa si tendrement
    cette ardente ingénue
    qui mentait, fût−ce toute nue,
    sans rougir seulement.

    Au lieu que toi, sublime enceinte,
    tu es couleur du temps :
    neige en mars ; roses du printemps.
    Août, sombre hyacinthe.

    XXXIV

    Ce fut par un soir de l’automne
    à sa dernière fleur
    que l’on nous prit pour mgr
    l’évêque de Bayonne,

    sur la route de Jurançon.
    J’étais en poste, avecque
    Faustine, et l’émoi d’être évêque
    lui sécha sa chanson.

    Cependant cloches, patenôtres,
    volaient autour de nous.
    Tout un peuple était à genoux :
    nous mêlions les nôtres,

    O Vénus, et ton char doré,
    glissant parmi la nue,
    nous annonçait la bienvenue
    chez Monsieur Lesquerré.

    XXXV

    Un Jurançon 93
    aux couleurs du maïs,
    et ma mie, et l’air du pays :
    que mon cœur était aise.

    Ah, les vignes de Jurançon,
    se sont−elles fanées,
    comme ont fait mes belles années,
    et mon bel échanson ?

    Dessous les tonnelles fleuries
    ne reviendrez−vous point
    à l’heure où Pau blanchit au loin
    par delà les prairies ?

    XXXVI

    Comme à ce roi laconien
    près de sa dernière heure,
    d’une source à l’ombre, et qui pleure,
    Fauste, il me souvient ;

    de la nymphe limpide et noire
    qui frémissait tout bas
    — avec mon cœur−quand tu courbas
    tes hanches, pour y boire.

    XXXVII

    De tout ce gala de province
    où l’on donnait Manon,
    je ne revois plus rien sinon
    ta forme étrange, et mince ;

    et lorsqu’à ce duo troublant
    tes yeux me firent signe,
    frissonner le frimas d’un cygne
    sur ton bel habit blanc ;

    sinon ton frère sur le siège
    du fiacre vingt−et−huit
    où tu avais l’air, dans la nuit
    d’une image de neige.

    XXXVIII

    Quel pas sur le pavé boueux
    sonne à travers la brume ?
    Deux boutiquiers, crachant le rhume,
    s’en retournent chez eux.

    — " c’est ce cocu de Lagnabère.
    — oui, Faustine.
    — ah, mon dieu,
    en çà de cogomble, quel feu !
    — oui, c’est le réverbère.

    — comme c’est gai, le mauvais temps…
    et recevoir des gifles.
    — oui, Faustine. »
    à présent, tu siffles
    l’air d’amour et printemps.

    querelles, pleurs tendres à boire —
    et toi qu’en tes détours
    j’écoute, ô vent, contre les tours
    meurtrir ta plume noire.

    XXXIX

    « — embrassez — moi, petite fille.
    Là, bien. Quoi de nouveau ?
    As−tu retrouvé le cerveau
    qui manque à ta famille ?

    Dis−moi, c’est vrai que le curé
    est mal avec la poste ?
    Et comment va chose… Lacoste,
    l’ami de Poyarré ? »

    je devinais, dans la pénombre,
    que tu tirais tes bas.
    Ton cœur d’oiseau battait tout bas :
    la chambre était très sombre…

    XL

    l’immortelle, et l’œillet de mer
    qui pousse dans le sable,
    la pervenche trop périssable,
    ou ce fenouil amer

    qui craquait sous la dent des chèvres,
    ne vous en souvient−il,
    ni de la brise au sel subtil
    qui nous brûlait aux lèvres ?

    XLI

    — Bayonne ! Un pas sous les arceaux,
    que faut−il davantage
    pour y mettre son héritage
    ou son cœur en morceaux ?

    Où sont−ils, tout remplis d’alarmes,
    vos yeux dans la noirceur,
    et votre insupportable sœur,
    hélas ; et puis vos larmes ? »

    tel s’enivrait, à son phébus,
    d’un chocolat d’Espagne,
    chez Guillot, le feutre en campagne,
    Monsieur Bordaguibus.

    XLII

    à l’Alcazar neuf, où don Jayme
    gratte un air maugrabin,
    Carmen dansant dans son lubin :
    ce n’est pas ce que j’aime.

    Mais, à triana, la liqueur
    d’une grappe où l’aurore
    laissa des pleurs si froids encore
    qu’ils m’ont glacé le cœur.

    XLIII

    Ainsi, ce chemin de nuage,
    vous ne le prendrez point,
    d’où j’ai vu me sourire au loin
    votre brillant mirage ?

    Le soir d’or sur les étangs bleus
    d’une étrange savane,
    où pleut la fleur de frangipane,
    n’éblouira vos yeux ;

    ni les feux de la luciole
    dans cette épaisse nuit
    que tout à coup perce l’ennui
    d’un tigre qui miaule.

    XLIV

    Vous qui retournez du Cathai
    par les messageries,
    quand vous berçaient à leurs féeries
    l’opium ou le thé.

    Dans un palais d’aventurine
    où se mourait le jour,
    avez−vous vu Boudroulboudour,
    princesse de la Chine,

    plus blanche en son pantalon noir
    que nacre sous l’écaille ?
    Au clair de lune, Jean Chicaille,
    vous est−il venu voir,

    en pleurant comme l’asphodèle
    aux îles d’Ouac−Wac,
    et jurer de coudre en un sac
    son épouse infidèle,

    mais telle qu’à travers le vent
    des mers sur le rivage
    s’envole et brille un paon sauvage
    dans le soleil levant ?

    XLV

    Molle rive dont le dessin
    est d’un bras qui se plie,
    colline de brume embellie
    comme se voile un sein,

    filaos au chantant ramage —
    que je meure et, demain,
    vous ne serez plus, si ma main
    n’a fixé votre image.

    XLVI

    Douce plage où naquit mon âme ;
    et toi, savane en fleurs
    que l’océan trempe de pleurs
    et le soleil de flamme ;

    douce aux ramiers, douce aux amants,
    toi de qui la ramure
    nous charmait d’ombre et de murmure,
    et de roucoulements ;

    où j’écoute frémir encore
    un aveu tendre et fier —
    tandis qu’au loin riait la mer
    sur le corail sonore.

    XLVII

    Nous jetâmes l’ancre, madame,
    devant l’île Bourbon
    à l’heure où la nuit sent si bon
    qu’elle vous troublait l’âme.

    (ô monts, ô barques balancées
    sur la lueur des eaux,
    lointains appels, plaintes d’oiseaux
    étrangement lancées.)

    … au retour, je vous vis descendre
    l’écumeux barachois,
    dans les bras d’un nègre de choix :
    Virgile, ou Alexandre.

    XLVIII

    Saïgon : entre un ciel d’escarboucle
    et les flots incertains,
    du bruit, des gens de fièvre teints,
    sur le sanglant carboucle.

    Et, seule où l’œil se recréât,
    pendait au toit d’un bouge
    l’améthyste, dans tout ce rouge,
    d’un bougainvilléa :

    tel aujourd’hui, sous la voilette,
    calice double et frais,
    mon regard vous boit à longs traits,
    beaux yeux de violette.

    XLIX

    J’ai beau trouver bien sympathique
    feu Loufoquadio,
    ses japs en sucre candiot,
    son bouddha de boutique ;

    j’aime mieux le subtil schéma,
    sur l’hiver d’un ciel morne,
    de ton aérien bicorne,
    noble Foujiyama,

    et tes cèdres noirs, et la source
    du temple délaissé,
    qui pleurait comme un cœur blessé,
    qui pleurait sans ressource.

    L

    J’ai vu le diable, l’autre nuit ;
    et, dessous sa pelure,
    il n’est pas aisé de conclure
    s’il faut dire : elle, ou : lui.

    Sa gorge, — avait l’air sous la faille,
    de trembler de désir :
    tel, aux mains près de le saisir,
    un bel oiseau défaille.

    Telle, à la soif, dans blidah bleu,
    s’offre la pomme douce ;
    ou bien l’oronge, sous la mousse,
    lorsque tout bas il pleut.

    — " ah ! " dit Satan, et le silence
    frémissait à sa voix,
    « ils ne tombent pas tous, tu vois,
    les fruits de la science " .

    LI

    On descendrait, si vous l’osiez,
    d’en haut de la terrasse,
    jusques au seuil, où s’embarrasse
    le pas dans les rosiers.

    D’un martin pêcheur qui s’élance
    l’éclair n’a que passé ;
    et la source, à son pleur glacé,
    alterne un noir silence.

    L’angelus, dans le couchant roux,
    comme un parfum s’efface.
    Lilith, en détournant sa face,
    a tiré les verroux.

    LII

    C’était, dans les vapeurs du nard,
    un cri, des jeux infâmes,
    et ces yeux fatals qu’ont les femmes
    du cruel Fragonard.

    Parfois, pour ranimer l’orgie,
    brillait un sang nouveau.
    Bacchus, rose comme le veau,
    cuvait sa nostalgie.

    Cet air des brigands l’attristait.
    Il voulait qu’on s’en aille.
    Une voix se tut. La canaille
    dansait, et sanglotait.

    LIII

    — " enfin, puisque c’est sa demeure,
    le bon Dieu, où est−y ?
    — " chut, me dit−elle : il est sorti,
    on ne sait à quelle heure. »

    « et de nous tous le plus calé,
    je dis : Satan lui−même,
    ne sait en ce désordre extrême
    où diable il est allé. »

    LIV

    tout ainsi que ces pommes
    de pourpre et d’or
    qui mûrissent aux bords
    où fut Sodome ;

    comme ces fruits encore
    que Tantalus,
    dans les sombres palus,
    crache, et dévore ;

    mon cœur, si doux à prendre
    entre tes mains,
    ouvre−le, ce n’est rien
    qu’un peu de cendre.

    LV

    à Londres je connus Bella,
    princesse moins lointaine
    que son mari le capitaine
    qui n’était jamais là.

    Et peut−être aimait−il la mangue ;
    mais Bella, les français
    tels qu’on le parle : c’est assez
    pour qui ne prend que langue ;

    et la tienne vaut un talbin.
    Mais quoi ? Rester rebelle,
    Bella, quand te montre si belle
    le désordre du bain ?

    LVI

    Au détour de la rue étroite
    s’ouvre l’ombre et la cour
    ou Diane en plâtre, et qui court
    n’a que la jambe droite.

    Là−bas sur sa flûte de Pan,
    un ossalois nous lance
    ces airs aigus comme une lance
    qui percent le tympan,

    O Faustine, et je vois se tendre
    l’arc pur de ton sourcil ;
    telle une autre Diane, si
    le trait n’était si tendre.

    LVII

    Dans la rue−des−deux−décadis
    brillait en devanture
    un citron plus beau que nature
    ou même au paradis ;

    et tel qu’en mûrissait la terre
    où mes premiers printemps
    ombrageaient leurs jours inconstants
    sous ton arbre, ô Cythère.

    Dans la rue−des−deux−décadis
    passa dans sa voiture
    une dame aux yeux d’aventure
    le long des murs verdis.

    LVIII

    C’était sur un chemin crayeux
    trois châtes de Provence
    qui s’en allaient d’un pas qui danse
    le soleil dans les yeux.

    Une enseigne, au bord de la route,
    — azur et jaune d’œuf, —
    annonçait : vin de Chateauneuf,
    tonnelles, casse−croute.

    Et, tandis que les suit trois fois
    leur ombre violette,
    noir pastou, sous la gloriette,
    toi, tu t’en fous : tu bois…

    c’était trois châtes de Provence,
    des oliviers poudreux,
    et le mistral brûlant aux yeux
    dans un azur immense.

    LIX

    Dessous la courtine mouillée
    du matin soucieux,
    tu balances, harmonieux,
    ta branche dépouillée,

    beau peuplier qui de l’été
    fais voir encor la grâce :
    pourquoi l’âge a−t−il sur ma face
    aboli ma fierté ?

    LX

    Pour une dame imaginaire
    aux yeux couleur du temps,
    j’ai rimé longtemps, bien longtemps :
    j’en étais poitrinaire.

    Quand vint un jour où, tout à coup,
    nous rimâmes ensemble.
    Rien que d’y penser, il me semble
    que j’ai la corde au cou.

    LXI

    Pâle matin de février
    couleur de tourterelle
    viens, apaise notre querelle,
    je suis las de crier ;

    las d’avoir fait saigner pour elle
    plus d’un noir encrier…
    pâle matin de février
    couleur de tourterelle.

    LXII

    Me rendras−tu, rivage basque,
    avec l’heur envolé
    et tes danses dans l’air salé,
    deux yeux, clairs sous le masque.

    LXIII

    Toute allégresse a son défaut
    et se brise elle−même.
    Si vous voulez que je vous aime,
    ne riez pas trop haut.

    C’est à voix basse qu’on enchante
    sous la cendre d’hiver
    ce cœur, pareil au feu couvert,
    qui se consume et chante.

    LXIV

    Toi, pour qui les dieux du mystère
    sont restés étrangers,
    j’ai vu ta mâne aux pieds légers,
    descendre sous la terre,

    comme en un songe où tu te vois
    à toi même inconnue,
    tu n’étais plus, — errante et nue, —
    qu’une image sans voix ;

    et la source, noire, où t’accueille
    une fauve clarté,
    une étrange félicité,
    un rosier qui s’effeuille…

    LXV

    Épitaphe.
    I. M. N.

    plus souple à dénouer mes plis
    que le serpent n’ondule,
    ayant tous, ô Vénus pendule,
    tes rites accomplis ;

    quand vint l’heure où le cœur se navre,
    et des fatals ciseaux,
    je mourus, comme les oiseaux,
    sans laisser de cadavre.

    LXVI

    Sur l’océan couleur de fer
    pleurait un chœur immense
    et ces longs cris dont la démence
    semble percer l’enfer.

    Et puis la mort, et le silence
    montant comme un mur noir.
    … parfois au loin se laissait voir
    un feu qui se balance.

    LXVII

    O jour qui meurs à songer d’elle
    un songe sans raison,
    entre les plis du noir gazon
    et la rouge asphodèle ;

    n’est−ce pas, aux feux du plaisir
    inclinée et rebelle,
    elle encor, mais cent fois plus belle,
    et de flamme à saisir ?

    … là−bas monte la voix dernière
    d’un bouvier sous les cieux.
    On n’entend plus que ses essieux
    qui grincent dans l’ornière.


    LXVIII

    In memoriam J. G. M.
    M. C. M. III.

    dormez, ami ; demain votre âme
    prendra son vol plus haut.
    Dormez, mais comme le gerfaut,
    ou la couverte flamme.

    Tandis que dans le couchant roux
    passent les éphémères,
    dormez sous les feuilles amères.
    Ma jeunesse avec vous.

    LXIX

    Quand l’âge, à me fondre en débris,
    vous−même aura glacée
    qui n’avez su de ma pensée
    me sacrer les abris ;

    qui, du saut des boucs profanée,
    pareille sécherez
    à l’herbe dont tous les attraits,
    c’est une matinée ;

    quand vous direz : " où est celui
    de qui j’étais aimée ? »
    embrasserez−vous la fumée
    d’un nom qui passe et luit ?

    LXX

    La vie est plus vaine une image
    que l’ombre sur le mur.
    Pourtant l’hiéroglyphe obscur
    qu’y trace ton passage

    m’enchante, et ton rire pareil
    au vif éclat des armes ;
    et jusqu’à ces menteuses larmes
    qui miraient le soleil.

    Mourir non plus n’est ombre vaine.
    La nuit, quand tu as peur,
    n’écoute pas battre ton cœur :
    c’est une étrange peine.




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