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    Paul Verlaine

    Je me demande encor

    Je me demande encor — cette tête que j’ai !
    Où, comme débuta, — bien sür quelque soir gai —
    Cette liaison qui m’a fait ton esclave ivre.
    Tu ne t’en souviens plus non plus. Rayons du livre
    De Mémoire ce jour des jours, ou plutôt non,
    Il ne sera pas dit, ou j’y perdrai mon nom,
    Que je n’aurai pas fait au moins le nécessaire
    Pour retrouver un peu de cet anniversaire.
    Oui, c’était par un soir joyeux de cabaret.
    Un de ces soirs plutôt trop chauds où l’on dirait
    Que le gaz du plafond conspire à notre perte
    Avec le vin du zinc, saveur naïve et verte.
    On s’amusait beaucoup dans la boutique et on
    Entendait des soupirs voisins d’accordéon
    Que ponctuaient des pieds frappants presque en cadence.
    Quand la porte s’ouvrit de la salle de danse
    Vomissant tout un flot dont toi, vers où j’étais.
    Et de ta voix qui fait que soudain je me tais,
    S’il te plait de me donner un ordre péremptoire.
    Tu t'écrias « Dieu » qu’il fait chaud. Patron, à boire !


    Je regardai de ton côté. Tu m’apparus
    Tonte rose, enflammée, et je comme accourus
    A toi, tant ton visage et toute la personne,
    Gaité, santé, beauté du corps que l’on soupçonne
    Sous le jersey bien plein et la jupe aux courts plis
    Bien pleins, et les contours des manches mieux remplis
    Encore, ô plaisir ! car vivent des bras de femme !
    M’avaient pris d’un seul coup, tel un fauve réclame
    Et mord sa proie, et comme j’avais discerné
    Dans tes quelques mots dit d’un ton, croyais-je, inné,
    Avec l’accent qu’on a dans le Nord de la France
    Et que je connais bien ayant, par occurrence,
    Vécu par là, je liai conversation,
    T’offrant, selon ton vœu, la consommation
    Que tu voudrais, « au nom du pays ». Et nous bûmes
    Et nous causâmes, lors, a remplir cent volumes,
    De ceci, de cela, le tout fort arrosé
    De ce vin-là, naïf et vert et très rusé.
    Ce qui s’ensuivit par exemple, je l’oublie
    Tout en m’en doutant peu ou prou. Mais toi, pâlie
    Le lendemain et lasse assez (moi las, très las),
    Peux-tu te rappeler pourquoi, sans trop d’hélas !
    Connaissances d’hier à peine, tendres âmes
    Au chocolat matinal nous nous tutoyâmes ?

    Pour des commencements banals certes, c’en sont
    A ces amours, ô vrai ! mes dernières, qui font
    Comme un signe de croix sur mon vieux cœur en peine
    Entre le bien, le mal, la tendresse et la haine
    Enfin au port, un port orageux, mais un port
    Pour ce qui me reste de vie et pour la mort !
    Avons-nous voyagé, dis, ma puissante reine,
    Étoile de la mer, ô toi toujours sereine
    A travers ce pullulement d’affreux dangers.
    Écueils, naufrages, calmes plats tant partagés ?
    Avons-nous traversé des rages, des misères,
    Heurts de cœurs violents et chocs de caractères,
    Disputes, pis encore, trahisons, pis encor,
    Finalement la paix, n’est-ce pas ? paix en or,
    Paix pour de bon, paix définitive et sans trêve ?
    Ah! ce serait le but et ce serait le rêve
    Mieux encore que conjugal, presque chrétien


    O l’humble bouchon d’où m’afflua tout ce bien...




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