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    Voltaire

    Poème sur la Loi naturelle

    Exorde

    Ô vous dont les exploits, le règne, et les ouvrages
    Deviendront la leçon des héros et des sages,
    Qui voyez d’un même œil les caprices du sort,
    Le trône et la cabane, et la vie et la mort ;
    Philosophe intrépide, affermissez mon âme ;
    Couvrez-moi des rayons de cette pure flamme
    Qu’allume la raison, qu’éteint le préjugé.
    Dans cette nuit d’erreur où le monde est plongé,
    Apportons, s’il se peut, une faible lumière.
    Nos premiers entretiens, notre étude première,
    Étaient, je m’en souviens, Horace avec Boileau.
    Vous y cherchiez le vrai, vous y goûtiez le beau ;
    Quelques traits échappés d’une utile morale
    Dans leurs piquants écrits brillent par intervalle :
    Mais Pope approfondit ce qu’ils ont effleuré
    D’un esprit plus hardi, d’un pas plus assuré,
    Il porta le flambeau dans l’abîme de l’être ;
    Et l’homme avec lui seul apprit à se connaître.
    L’art quelquefois frivole et quelquefois divin,
    L’art des vers est, dans Pope, utile au genre humain.
    Que m’importe en effet que le flatteur d’Octave,
    Parasite discret, non moins qu’adroit esclave,
    Du lit de sa Glycère, ou de Ligurinus,
    En prose mesurée insulte à Crispinus ;
    Que Boileau, répandant plus de sel que de grâce,
    Veuille outrager Quinault, pense avilir le Tasse ;
    Qu’il peigne de Paris les tristes embarras,
    Ou décrive en beaux vers un fort mauvais repas ?
    Il faut d’autres objets à votre intelligence.
    De l’esprit qui vous meut vous recherchez l’essence,
    Son principe, sa fin, et surtout son devoir.
    Voyons sur ce grand point ce qu’on a pu savoir,
    Ce que l’erreur fait croire aux docteurs du vulgaire,
    Et ce que vous inspire un Dieu qui vous éclaire.
    Dans le fond de nos cœurs il faut chercher ses traits :
    Si Dieu n’est pas dans nous, il n’exista jamais.
    Ne pouvons-nous trouver l’auteur de notre vie
    Qu’au labyrinthe obscur de la théologie ?
    Origène et Jean Scott sont chez vous sans crédit :
    La nature en sait plus qu’ils n’en ont jamais dit.
    Écartons ces romans qu’on appelle systèmes ;
    Et pour nous élever descendons dans nous-mêmes.

    Première partie

    Dieu a donné aux hommes les idées de la justice, et la conscience pour les avertir, comme il leur a donné tout ce qui leur est nécessaire. C’est là cette loi naturelle sur laquelle la religion est fondée ; c’est le seul principe qu’on développe ici. L’on ne parle que de la loi naturelle, et non de la religion et de ses augustes mystères.

    Soit qu’un Être inconnu, par lui seul existant,
    Ait tiré depuis peu l’univers du néant ;
    Soit qu’il ait arrangé la matière éternelle ;
    Qu’elle nage en son sein, ou qu’il règne loin d’elle1 ;
    Que l’âme, ce flambeau souvent si ténébreux,
    Ou soit un de nos sens ou subsiste sans eux ;
    Vous êtes sous la main de ce maître invisible.
    Mais du haut de son trône, obscur, inaccessible,
    Quel hommage, quel culte exige-t-il de vous ?
    De sa grandeur suprême indignement jaloux,
    Des louanges, des vœux, flattent-ils sa puissance ?
    Est-ce le peuple altier conquérant de Byzance,
    Le tranquille Chinois, le Tartare indompté,
    Qui connaît son essence, et suit sa volonté ?
    Différents dans leurs mœurs ainsi qu’en leur hommage,
    Ils lui font tenir tous un différent langage
    Tous se sont donc trompés. Mais détournons les yeux
    De cet impur amas d’imposteurs odieux2 ;
    Et, sans vouloir sonder d’un regard téméraire
    De la loi des chrétiens l’ineffable mystère,
    Sans expliquer en vain ce qui fut révélé,
    Cherchons par la raison si Dieu n’a point parlé.
    La nature a fourni d’une main salutaire
    Tout ce qui dans la vie à l’homme est nécessaire,
    Les ressorts de son âme, et l’instinct de ses sens.
    Le ciel à ses besoins soumet les éléments.
    Dans les plis du cerveau la mémoire habitante
    Y peint de la nature une image vivante.
    Chaque objet de ses sens prévient la volonté ;
    Le son dans son oreille est par l’air apporté ;
    Sans efforts et sans soins son œil voit la lumière.
    Sur son Dieu, sur sa fin, sur sa cause première,
    L’homme est-il sans secours à l’erreur attaché ?
    Quoi ! le monde est visible, et Dieu serait caché ?
    Quoi ! le plus grand besoin que j’aie en ma misère
    Est le seul qu’en effet je ne puis satisfaire ?
    Non ; le Dieu qui m’a fait ne m’a point fait en vain :
    Sur le front des mortels il mit son sceau divin.
    Je ne puis ignorer ce qu’ordonna mon maître ;
    Il m’a donné sa loi, puisqu’il m’a donné l’être.
    Sans doute il a parlé ; mais c’est à l’univers :
    Il n’a point de l’Égypte habité les déserts ;
    Delphes, Délos, Ammon, ne sont pas ses asiles ;
    Il ne se cacha point aux antres des sibylles.
    La morale uniforme en tout temps, en tout lieu,
    À des siècles sans fin parle au nom de ce Dieu.
    C’est la loi de Trajan, de Socrate, et la vôtre.
    De ce culte éternel la nature est l’apôtre.
    Le bon sens la reçoit ; et les remords vengeurs,
    Nés de la conscience, en sont les défenseurs ;
    Leur redoutable voix partout se fait entendre.
    Pensez-vous en effet que ce jeune Alexandre,
    Aussi vaillant que vous, mais bien moins modéré,
    Teint du sang d’un ami trop inconsidéré,
    Ait pour se repentir consulté des augures ?
    Ils auraient dans leurs eaux lavé ses mains impures :
    Ils auraient à prix d’or absous bientôt le roi.
    Sans eux, de la nature il écouta la loi :
    Houleux, désespéré d’un moment de furie,
    Il se jugea lui-même indigne de la vie.
    Cette loi souveraine, à la Chine, au Japon,
    Inspira Zoroastre, illumina Solon.
    D’un bout du monde à l’autre elle parle, elle crie :
    « Adore un Dieu, sois juste, et chéris ta patrie. »
    Ainsi le froid Lapon crut un Être éternel,
    Il eut de la justice un instinct naturel ;
    Et le Nègre, vendu sur un lointain rivage,
    Dans les Nègres encore aima sa noire image.
    Jamais un parricide, un calomniateur
    N’a dit tranquillement dans le fond de son cœur :
    « Qu’il est beau, qu’il est doux d’accabler l’innocence,
    De déchirer le sein qui nous donna naissance !
    Dieu juste, Dieu parlait, que le crime a d’appas ! »
    Voilà ce qu’on dirait, mortels, n’en doutez pas,
    S’il n’était une loi terrible universelle,
    Que respecte le crime en s’élevant contre elle.
    Est-ce nous qui créons ces profonds sentiments ?
    Avons-nous fait notre âme ? avons-nous fait nos sens ?
    L’or qui naît au Pérou, l’or qui naît à la Chine,
    Ont la même nature et la même origine :
    L’artisan les façonne, et ne peut les former.
    Ainsi l’Être éternel qui nous daigne animer
    Jeta dans tous les cœurs une même semence.
    Le ciel fit la vertu ; l’homme en fit l’apparence.
    Il peut la revêtir d’imposture et d’erreur,
    Il ne peut la changer ; son juge est dans son cœur.

    Deuxième partie

    Réponses aux objections contre les principes d’une morale universelle.
    Preuve de cette vérité.

    J’entends avec Cardan Spinosa qui murmure :
    « Ces remords, me dit-il, ces cris de la nature,
    Ne sont que l’habitude, et les illusions
    Qu’un besoin mutuel inspire aux nations. »
    Raisonneur malheureux, ennemi de toi-même,
    D’où nous vient ce besoin ? Pourquoi l’Être suprême
    Mit-il dans notre cœur, à l’intérêt porté,
    Un instinct qui nous lie à la société ?
    Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,
    Ouvrages d’un moment, sont partout différentes.
    Jacob chez les Hébreux put épouser deux sœurs ;
    David, sans offenser la décence et les mœurs,
    Flatta de cent beautés la tendresse importune ;
    Le pape au Vatican n’en peut posséder une.
    Là, le père à son gré choisit son successeur ;
    Ici, l’heureux aîné de tout est possesseur.
    Un Polaque à moustache, à la démarche altière,
    Peut arrêter d’un mot sa république entière ;
    L’empereur ne peut rien sans ses chers électeurs.
    L’Anglais a du crédit, le pape a des honneurs.
    Usages, intérêts, cultes, lois, tout diffère.
    Qu’on soit juste, il suffit ; le reste est arbitraire3.
    Mais tandis qu’on admire et ce juste et ce beau,
    Londre immole son roi par la main d’un bourreau ;
    Du pape Borgia le bâtard sanguinaire
    Dans les bras de sa sœur assassine son frère ;
    Là, le froid hollandais devient impétueux,
    Il déchire en morceaux deux frères vertueux :
    Plus loin la Brinvilliers, dévote avec tendresse,
    Empoisonne son père en courant à confesse ;
    Sous le fer du méchant le juste est abattu.
    Eh bien ! conclurez-vous qu’il n’est point de vertu ?
    Quand des vents du midi les funestes haleines
    De semences de mort ont inondé nos plaines,
    Direz-vous que jamais le ciel en son courroux
    Ne laissa la santé séjourner parmi nous ?
    Tous les divers fléaux dont le poids nous accable,
    Du choc des éléments effet inévitable,
    Des biens que nous goûtons corrompent la douceur ;
    Mais tout est passager, le crime et le malheur :
    De nos désirs fougueux la tempête fatale
    Laisse au fond de nos cœurs la règle et la morale.
    C’est une source pure : en vain dans ses canaux
    Les vents contagieux en ont troublé les eaux ;
    En vain sur sa surface une fange étrangère
    Apporte en bouillonnant un limon qui l’altère ;
    L’homme le plus injuste et le moins policé
    S’y contemple aisément quand l’orage est passé.
    Tous ont reçu du ciel avec l’intelligence
    Ce frein de la justice et de la conscience.
    De la raison naissante elle est le premier fruit ;
    Dès qu’on la peut entendre, aussitôt elle instruit :
    Contre-poids toujours prompt à rendre l’équilibre
    Au cœur plein de désirs, asservi, mais né libre ;
    Arme que la nature a mise en notre main,
    Qui combat l’intérêt par l’amour du prochain.
    De Socrate, en un mot, c’est là l’heureux génie ;
    C’est là ce dieu secret qui dirigeait sa vie,
    Ce dieu qui jusqu’au bout présidait à son sort
    Quand il but sans pâlir la coupe de la mort.
    Quoi ! cet esprit divin n’est-il que pour Socrate ?
    Tout mortel a le sien, qui jamais ne le flatte.
    Néron, cinq ans entiers, fut soumis à ses lois ;
    Cinq ans, des corrupteurs il repoussa la voix.
    Marc-Aurèle, appuyé sur la philosophie,
    Porta ce joug heureux tout le temps de sa vie.
    Julien, s’égarant dans sa religion,
    Infidèle à la foi, fidèle à la raison,
    Scandale de l’Église, et des rois le modèle,
    Ne s’écarta jamais de la loi naturelle.
    On insiste, on me dit : « L’enfant dans son berceau
    N’est point illuminé par ce divin flambeau ;
    C’est l’éducation qui forme ses pensées ;
    Par l’exemple d’autrui ses mœurs lui sont tracées ;
    Il n’a rien dans l’esprit, il n’a rien dans le cœur ;
    De ce qui l’environne il n’est qu’imitateur ;
    Il répète les noms de devoir, de justice ;
    Il agit en machine ; et c’est par sa nourrice
    Qu’il est juif ou païen, fidèle ou musulman,
    Vêtu d’un justaucorps, ou bien d’un doliman. »
    Oui, de l’exemple en nous je sais quel est l’empire.
    Il est des sentiments que l’habitude inspire.
    Le langage, la mode et les opinions,
    Tous les dehors de l’âme, et ses préventions,
    Dans nos faibles esprits sont gravés par nos pères,
    Du cachet des mortels impressions légères.
    Mais les premiers ressorts sont faits d’une autre main :
    Leur pouvoir est constant, leur principe est divin.
    Il faut que l’enfant croisse, afin qu’il les exerce ;
    Il ne les connaît pas sous la main qui le berce.
    Le moineau, dans l’instant qu’il a reçu le jour,
    Sans plumes dans son nid, peut-il sentir l’amour ?
    Le renard en naissant va-t-il chercher sa proie ?
    Les insectes changeants qui nous filent la soie,
    Les essaims bourdonnants de ces filles du ciel
    Qui pétrissent la cire et composent le miel,
    Sitôt qu’ils sont éclos forment-ils leur ouvrage ?
    Tout mûrit par le temps, et s’accroît par l’usage.
    Chaque être a son objet, et dans l’instant marqué
    Il marche vers le but par le ciel indiqué.
    De ce but, il est vrai, s’écartent nos caprices ;
    Le juste quelquefois commet des injustices ;
    On fuit le bien qu’on aime, on hait le mal qu’on fait :
    De soi-même en tout temps quel cœur est satisfait ?
    L’homme, on nous l’a tant dit, est une énigme obscure :
    Mais en quoi l’est-il plus que toute la nature ?
    Avez-vous pénétré, philosophes nouveaux,
    Cet instinct sûr et prompt qui sert les animaux ?
    Dans son germe impalpable avez-vous pu connaître
    L’herbe qu’on foule aux pieds, et qui meurt pour renaître ?
    Sur ce vaste univers un grand voile est jeté ;
    Mais, dans les profondeurs de cette obscurité,
    Si la raison nous luit, qu’avons-nous à nous plaindre ?
    Nous n’avons qu’un flambeau, gardons-nous de l’éteindre.
    Quand de l’immensité Dieu peupla les déserts,
    Alluma des soleils, et souleva des mers :
    « Demeurez, leur dit-il, dans vos bornes prescrites. »
    Tous les mondes naissants connurent leurs limites.
    Il imposa des lois à Saturne, à Vénus,
    Aux seize orbes divers dans nos cieux contenus,
    Aux éléments unis dans leur utile guerre,
    A la course des vents, aux flèches du tonnerre,
    A l’animal qui pense, et né pour l’adorer,
    Au ver qui nous attend, né pour nous dévorer.
    Aurons-nous bien l’audace, en nos faibles cervelles,
    D’ajouter nos décrets à ces lois immortelles 4 ?
    Hélas ! serait-ce à nous, fantômes d’un moment,
    Dont l’être imperceptible est voisin du néant,
    De nous mettre à côté du maître du tonnerre,
    Et de donner en dieux des ordres à la terre ?

    Troisième partie

    Que les hommes, ayant pour la plupart défiguré, par les opinions qui les divisent, le principe de la religion naturelle qui les unit, doivent se supporter les uns les autres.

    L’univers est un temple où siége l’Éternel.
    Là chaque homme5 à son gré veut bâtir un autel.
    Chacun vante sa foi, ses saints et ses miracles,
    Le sang de ses martyrs, la voix de ses oracles.
    L’un pense, en se lavant cinq ou six fois par jour,
    Que le ciel voit ses bains d’un regard plein d’amour,
    Et qu’avec un prépuce on ne saurait lui plaire ;
    L’autre a du dieu Brama désarmé la colère,
    Et, pour s’être abstenu de manger du lapin,
    Voit le ciel entr’ouvert, et des plaisirs sans fin.
    Tous traitent leurs voisins d’impurs et d’infidèles
    Des chrétiens divisés les infâmes querelles
    Ont, au nom du Seigneur, apporté plus de maux,
    Répandu plus de sang, creusé plus de tombeaux,
    Que le prétexte vain d’une utile balance
    N’a désolé jamais l’Allemagne et la France.
    Un doux inquisiteur, un crucifix en main,
    Au feu, par charité, fait jeter son prochain,
    Et, pleurant avec lui d’une fin si tragique,
    Prend, pour s’en consoler, son argent qu’il s’applique ;
    Tandis que, de la grâce ardent à se toucher,
    Le peuple, en louant Dieu, danse autour du bûcher.
    On vit plus d’une fois, dans une sainte ivresse,
    Plus d’un bon catholique, au sortir de la messe,
    Courant sur son voisin pour l’honneur de la foi,
    Lui crier : « Meurs, impie, ou pense comme moi. »
    Calvin et ses suppôts, guettés par la justice,
    Dans Paris, en peinture, allèrent au supplice.
    Servet fut en personne immolé par Calvin.
    Si Servet dans Genève eût été souverain,
    Il eût, pour argument contre ses adversaires,
    Fait serrer d’un lacet le cou des trinitaires.
    Ainsi d’Arminius les ennemis nouveaux
    En Flandre étaient martyrs, en Hollande bourreaux.
    D’où vient que, deux cents ans, cette pieuse rage
    De nos aïeux grossiers fut l’horrible partage ?
    C’est que de la nature on étouffa la voix ;
    C’est qu’à sa loi sacrée on ajouta des lois ;
    C’est que l’homme, amoureux de son sot esclavage,
    Fit, dans ses préjugés, Dieu même à son image.
    Nous l’avons fait injuste, emporté, vain, jaloux,
    Séducteur, inconstant, barbare comme nous.
    Enfin, grâce en nos jours à la philosophie,
    Qui de l’Europe au moins éclaire une partie,
    Les mortels, plus instruits, en sont moins inhumains ;
    Le fer est émoussé, les bûchers sont éteints.
    Mais si le fanatisme était encor le maître,
    Que ces feux étouffés seraient prompts à renaître !
    On s’est fait, il est vrai, le généreux effort
    D’envoyer moins souvent ses frères à la mort ;
    On brûle moins d’Hébreux dans les murs de Lisbonne6 ;
    Et même le mouphti, qui rarement raisonne,
    Ne dit plus aux chrétiens que le sultan soumet :
    « Renonce au vin, barbare, et crois à Mahomet. »
    Mais du beau nom de chien ce mouphti nous honore7 ;
    Dans le fond des enfers il nous envoie encore.
    Nous le lui rendons bien : nous damnons à la fois
    Le peuple circoncis, vainqueur de tant de rois,
    Londres, Berlin, Stockholm et Genève : et vous-même
    Vous êtes, ô grand roi, compris dans l’anathème.
    En vain, par des bienfaits signalant vos beaux jours,
    A l’humaine raison vous donnez des secours,
    Aux beaux-arts des palais, aux pauvres des asiles,
    Vous peuplez les déserts, vous les rendez fertiles ;
    De fort savants esprits jurent sur leur salut8
    Que vous êtes sur terre un fils de Belzébut.
    Les vertus des païens étaient, dit-on, des crimes.
    Rigueur impitoyable ! odieuses maximes !
    Gazetier clandestin dont la plate âcreté
    Damne le genre humain de pleine autorité,
    Tu vois d’un oeil ravi les mortels, tes semblables,
    Pétris des mains de Dieu pour le plaisir des diables.
    N’es-tu pas satisfait de condamner au feu
    Nos meilleurs citoyens, Montaigne et Montesquieu ?
    Penses-tu que Socrate et le juste Aristide,
    Solon, qui fut des Grecs et l’exemple et le guide ;
    Penses-tu que Trajan, Marc-Aurèle, Titus,
    Noms chéris, noms sacrés, que tu n’as jamais lus,
    Aux fureurs des démons sont livrés en partage
    Par le Dieu bienfaisant dont ils étaient l’image ;
    Et que tu seras, toi, de rayons couronné,
    D’un choeur de chérubins au ciel environné,
    Pour avoir quelque temps, chargé d’une besace,
    Dormi dans l’ignorance et croupi dans la crasse ?
    Sois sauvé, j’y consens ; mais l’immortel Newton,
    Mais le savant Leibnitz, et le sage Addison,
    Et ce Locke, en un mot, dont la main courageuse9
    A de l’esprit humain posé la borne heureuse
    Ces esprits qui semblaient de Dieu même éclairés,
    Dans des feux éternels seront-ils dévorés ?
    Porte un arrêt plus doux, prends un ton plus modeste,
    Ami ; ne préviens point le jugement céleste ;
    Respecte ces mortels, pardonne à leur vertu :
    Ils ne t’ont point damné, pourquoi les damnes-tu ?
    A la religion discrètement fidèle,
    Sois doux, compatissant, sage, indulgent, comme elle ;
    Et sans noyer autrui songe à gagner le port :
    La clémence a raison, et la colère a tort.
    Dans nos jours passagers de peines, de misères,
    Enfants du même Dieu, vivons au moins en frères ;
    Aidons-nous l’un et l’autre à porter nos fardeaux ;
    Nous marchons tous courbés sous le poids de nos maux ;
    Mille ennemis cruels assiègent notre vie,
    Toujours par nous maudite, et toujours si chérie ;
    Notre cœur égaré, sans guide et sans appui,
    Est brûlé de désirs, ou glacé par l’ennui ;
    Nul de nous n’a vécu sans connaître les larmes.
    De la société les secourables charmes
    Consolent nos douleurs, au moins quelques instants :
    Remède encor trop faible à des maux si constants.
    Ah ! n’empoisonnons pas la douceur qui nous reste.
    Je crois voir des forçats dans un cachot funeste,
    Se pouvant secourir, l’un sur l’autre acharnés,
    Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés.

    Quatrième partie

    C’est au gouvernement à calmer les malheureuses disputes de l’école qui troublent la société.

    Oui, je l’entends souvent de votre bouche auguste,
    Le premier des devoirs, sans doute, est d’être juste ;
    Et le premier des biens est la paix de nos cœurs.
    Comment avez-vous pu, parmi tant de docteurs,
    Parmi ces différends que la dispute enfante,
    Maintenir dans l’État une paix si constante ?
    D’où vient que les enfants de Calvin, de Luther,
    Qu’on croit, delà les monts, bâtards de Lucifer,
    Le grec et le romain, l’empesé quiétiste,
    Le quaker au grand chapeau, le simple anabaptiste,
    Qui jamais dans leur loi n’ont pu se réunir,
    Sont tous, sans disputer, d’accord pour vous bénir ?
    C’est que vous êtes sage, et que vous êtes maître.
    Si le dernier Valois, hélas ! avait su l’être,
    Jamais un jacobin, guidé par son prieur,
    De Judith et d’Aod fervent imitateur,
    N’eût tenté dans Saint-Cloud sa funeste entreprise :
    Mais Valois aiguisa le poignard de l’Église10,
    Ce poignard qui bientôt égorgea dans Paris,
    Aux yeux de ses sujets, le plus grand des Henris.
    Voilà le fruit affreux des pieuses querelles :
    Toutes les factions à la fin sont cruelles ;
    Pour peu qu’on les soutienne, on les voit tout oser :
    Pour les anéantir il les faut mépriser.
    Qui conduit des soldats peut gouverner des prêtres.
    Un roi dont la grandeur éclipsa ses ancêtres
    Crut pourtant, sur la foi d’un confesseur normand,
    Jansénius à craindre, et Quesnel important ;
    Du sceau de sa grandeur il chargea leurs sottises.
    De la dispute alors cent cabales éprises,
    Cent bavards en fourrure, avocats, bacheliers,
    Colporteurs, capucins, jésuites, cordeliers,
    Troublèrent tout l’État par leurs doctes scrupules :
    Le régent, plus sensé, les rendit ridicules11 ;
    Dans la poussière alors on les vit tous rentrer.
    L’œil du maître suffit, il peut tout opérer.
    L’heureux cultivateur des présents de Pomone,
    Des filles du printemps, des trésors de l’automne,
    Maître de son terrain, ménage aux arbrisseaux
    Les secours du soleil, de la terre et des eaux ;
    Par de légers appuis soutient leurs bras débiles,
    Arrache impunément les plantes inutiles,
    Et des arbres touffus dans son clos renfermés
    Émonde les rameaux de la sève affamés ;
    Son docile terrain répond à sa culture :
    Ministre industrieux des lois de la nature,
    Il n’est pas traversé dans ses heureux desseins ;
    Un arbre qu’avec peine il planta de ses mains
    Ne prétend pas le droit de se rendre stérile,
    Et, du sol épuisé tirant un suc utile,
    Ne va pas refuser à son maître affligé
    Une part de ses fruits dont il est trop chargé ;
    Un jardinier voisin n’eut jamais la puissance
    De diriger des dieux la maligne influence,
    De maudire ses fruits pendants aux espaliers,
    Et de sécher d’un mot sa vigne et ses figuiers.
    Malheur aux nations dont les lois opposées
    Embrouillent de l’État les rênes divisées !
    Le sénat des Romains, ce conseil de vainqueurs,
    Présidait aux autels, et gouvernait les mœurs,
    Restreignait sagement le nombre des vestales,
    D’un peuple extravagant réglait les bacchanales.
    Marc-Aurèle et Trajan mêlaient, au Champ de Mars,
    Le bonnet de pontife au bandeau des Césars ;
    L’univers, reposant sous leur heureux génie,
    Des guerres de l’école ignora la manie :
    Ces grands législateurs, d’un saint zèle enivrés,
    Ne combattirent point pour leurs poulets sacrés.
    Rome, encore aujourd’hui conservant ces maximes
    Joint le trône à l’autel par des nœuds légitimes ;
    Ses citoyens en paix, sagement gouvernés,
    Ne sont plus conquérants, et sont plus fortunés.
    Je ne demande pas que dans sa capitale
    Un roi, portant en main la crosse épiscopale,
    Au sortir du conseil allant en mission,
    Donne au peuple contrit sa bénédiction ;
    Toute église a ses lois, tout peuple a son usage :
    Mais je prétends qu’un roi, que son devoir engage
    A maintenir la paix, l’ordre, la sûreté,
    Ait sur tous ses sujets égale autorité12.
    Ils sont tous ses enfants ; cette famille immense
    Dans ses soins paternels a mis sa confiance.
    Le marchand, l’ouvrier, le prêtre, le soldat,
    Sont tous également les membres de l’État.
    De la religion l’appareil nécessaire
    Confond aux yeux de Dieu le grand et le vulgaire ;
    Et les civiles lois, par un autre lien,
    Ont confondu le prêtre avec le citoyen.
    La loi dans tout État doit être universelle :
    Les mortels, quels qu’ils soient, sont égaux devant elle.
    Je n’en dirai pas plus sur ces points délicats.
    Le ciel ne m’a point fait pour régir les États,
    Pour conseiller les rois, pour enseigner les sages ;
    Mais, du port où je suis contemplant les orages,
    Dans cette heureuse paix où je finis mes jours,
    Éclairé par vous-même, et plein de vos discours,
    De vos nobles leçons salutaire interprète,
    Mon esprit suit le vôtre, et ma voix vous répète.
    Que conclure à la fin de tous mes longs propos ?
    C’est que les préjugés sont la raison des sots ;
    Il ne faut pas pour eux se déclarer la guerre :
    Le vrai nous vient du ciel, l’erreur vient de la terre ;
    Et, parmi les chardons qu’on ne peut arracher,
    Dans les sentiers secrets le sage doit marcher.
    La paix enfin, la paix, que l’on trouble et qu’on aime,
    Est d’un prix aussi grand que la vérité même.


    PRIÈRE.

    O Dieu qu’on méconnaît, ô Dieu que tout annonce,
    Entends les derniers mots que ma bouche prononce ;
    Si je me suis trompé, c’est en cherchant ta loi.
    Mon coeur peut s’égarer, mais il est plein de toi.
    Je vois sans m’alarmer l’éternité paraître ;
    Et je ne puis penser qu’un Dieu qui m’a fait naître,
    Qu’un Dieu qui sur mes jours versa tant de bienfaits,
    Quand mes jours sont éteints me tourmente à jamais.

    Notes

    1. Dieu étant un être infini, sa nature a du être inconnue à tous les hommes. Comme cet ouvrage est tout philosophique, il a fallu rapporter les sentiments des philosophes. Tous les anciens, sans exception, ont cru l’éternité de la matière ; c’est presque le seul point sur lequel ils convenaient. La plupart prétendaient que les dieux avaient arrangé le monde ; nul ne croyait que Dieu l’eût tiré du néant. Ils disaient que l’intelligence céleste avait, par sa propre nature, le pouvoir de disposer de la matière, et que la matière existait par sa propre nature.
    Selon presque tous les philosophes et les poëtes, les grands dieux habitaient loin de la terre. L’âme de l’homme, selon plusieurs, était un feu céleste ; selon d’autres, une harmonie résultante de ses organes ; les uns en faisaient une partie de la Divinité, divinœ particulam aurœ ; les autres, une matière épurée, une quintessence ; les plus sages, un être immatériel mais, quelque secte qu’ils aient embrassée, tous, hors les épicuriens, ont reconnu que l’homme est entièrement soumis à la Divinité. (Note de Voltaire, 1756.)

    2. Il faut distinguer Confutzée, qui s’en est tenu à la religion naturelle, et qui a fait tout ce qu’on peut faire sans révélation. (Note de Voltaire, 1756.)

    3. Il est évident que cet arbitraire ne regarde que les choses d’institution, les lois civiles, la discipline, qui changent tous les jours, selon le besoin (note de Voltaire, 1756) , et selon la prudence des chefs de l’Église.
    C’est-à-dire, il est arbitraire, il est égal pour le salut d’être dévot à saint François ou à saint Dominique, d’aller en pèlerinage à Notre-Dame de Lorette ou à Notre-Dame des Neiges, d’avoir pour directeur un carme ou un capucin, de réciter le rosaire ou l’oraison des trente jours. Mais il n’est point arbitraire, il n’est point égal sans doute d’être catholique apostolique romain, ou de servir Dieu dans une autre religion. Nous savons bien, nous l’avons dit, et nous le confirmons avec plaisir que le roi et la reine d’Angleterre, la chambre des pairs et des communes, en un mot les trois royaumes et leurs colonies, sont damnés à toute éternité, puisqu’ils ne sont pas catholiques apostoliques romains ; qu’il en est de même du roi de Danemark, du roi de Suède, du roi de Prusse, de l’impératrice de Russie, et de tous les monarques de la terre qui sont hors de notre giron. Cette vérité est incontestable.
    Cependant frère Nonnotte et frère Patouillet, ci devant soi-disant jésuites, se sont portés pour délateurs de notre modeste auteur, et ils l’ont déféré à Rome à M. le secrétaire des brefs, comme nous l’avons dit. Ils l’ont accusé d’avoir cru, dans le fond de son cœur, qu’il est égal d’être jésuite, ou janséniste, ou turc. Et comme souvent les puissances belligérantes font des trêves pour courir sus à l’ennemi commun, ils se sont réunis cette fois-ci pour accabler notre pauvre auteur, qui voudrait que tous les hommes vécussent en frères, si faire se peut.
    Addition de l’auteur. M. le maréchal de R... me gronde toujours de ce que mes commentateurs font revenir tant de fois sur la scène l’ami Fréron, l’ami Patouillet, et l’ami Nonnotte. Mais je le supplie de considérer que je suis attaqué continuellement dans ce que j’ai de plus cher au monde par des hommes de la plus profonde érudition, du plus grand mérite et du plus grand crédit, sur qui l’univers a les yeux. Il est certain que ces grands hommes passeront à la postérité avec la théologie du R. P. Viret. Mon nom sera porté par eux, peut-être dans deux jours et pour deux jours, au tribunal souverain de cette postérité. Il faut bien que j’aie un avocat. Damilaville et Thieriot avaient entrepris ma défense. Ils sont morts, et Dieu sait où ils sont. Il ne me reste plus que l’avocat du diable.
    Voici, au fond, de quoi il s’agit. Frère Nonnotte a voulu me faire cuire en ce monde, comme on voulut faire cuire frère Guignard, frère Girard, frère Malagrida, frère Mathos, frère Alexandre, et tant d’autres frères, et comme de fait on en a cuit quelques-uns. Non content de cette charité, il veut m’envoyer en enfer ; et, qui pis est, il veut que tous les siècles à venir lui donnent la préférence sur moi. Ah ! c’en est trop. Passe pour être damné.
    Mais cette postérité équitable, devant laquelle nous plaidons, que dira-t-elle de tout cela ? Rien.
    Note de l’éditeur. Le R. P. Nonnotte, dont notre auteur reconnaît le crédit immense, égal à son érudition, a été en effet régent de sixième, et a même prêché dans quelques villages.
    C’est lui qui releva toutes les erreurs grossières de notre auteur, et qui eut la générosité de vouloir lui vendre toute l’édition pour deux mille écus.
    Il est vrai que le R. P. Nonnotte ne savait pas que le fameux combat de saint Pierre et de saint Paul avec Simon le magicien, à qui ressusciterait un parent de l’empereur dans Rome et à qui ferait les plus beaux tours, était un conte d’Abdias et de Marcel, répété par Hégésippe, et longtemps après très indiscrètement recueilli par Eusèbe.
    Il ne savait pas que les empereurs romains, permettant des synagogues aux Juifs dans Rome, toléraient aussi les chrétiens, et que Trajan, en écrivant à Pline : « Il ne faut faire aucune recherche contre les chrétiens », leur donnait par ces mots essentiels la permission tacite d’exercer leur religion secrètement ; qu’en un mot Trajan n’était pas un exécrable persécuteur, comme ce bon jésuite le représente.
    Il est vrai que notre auteur, ayant dit dans son Histoire générale : « L’ignorance se représente d’ordinaire Dioclétien comme un ennemi armé sans cesse contre les fidèles », ce jésuite exact et officieux falsifie ainsi ce passage : « L’ignorance chrétienne, etc. », pour faire des amis à notre auteur.
    Il ne savait pas que le célèbre docteur Dupin traite de fables ridicules les prétendus martyres de saint Clément, de saint Césaire, de saint Domitite, de sainte Hyacinthe, de sainte Eudoxie, de saint Eudoxe, de saint Romule, de saint Zénon, de saint Macaire, toutes fables, dit-il, qu’il faut mettre avec les martyres des onze mille soldats et des onze mille vierges (page 178, tome II). Le pauvre homme ne connaissait ni Dupin, ni Dodwell.
    Il ne savait pas que quelques lois de la première race avaient eu plusieurs femmes à la fois, comme son confrère Daniel l’avoue de Gontran, de Théodebert et de Clotaire Second. Il n’avait pas même lu Daniel.
    Il ne savait même rien de l’histoire de la confession publique et de la confession secrète, quoiqu’il se fut mêlé de confesser des filles. Il ne savait pas l’histoire de la synaxe et de la messe, quoiqu’il l’eût dite.
    Enfin pour abréger, il ne savait pas mieux la fable que la Bible. Il dit dans son beau livre, page 360, pour excuser ses petites méprises : « Je suis comme Polyphème ; je m’écrie avec lui :
    Video meliora proboque,
    Deteriora sequor.
    Nous ne nions pas que le R. P. Nonnotte n’ait quelque air de Polyphème ; mais il le cite fort mal ; et M. le secrétaire des brefs, très savant Italien qui a lu son Ovide, sait très bien que ce n’est pas Polyphème, amant de Galathée, qui dit : Deteriora sequor.
    M. Damilaville, qui a daigné relever tant de sottises de Nonnotte, a dit qu’il écrivit son libelle avec l’ignorance d’un prédicateur, l’effronterie d’un jésuite, les falsifications continuelles d’un procureur de couvent, la perfidie et la scélératesse d’un délateur. Mais puisque notre auteur lui pardonne, je lui pardonne aussi, et me recommande à ses prières. (Note de Voltaire, 1773.)

    4. On ne doit entendre par ce mot décrets que les opinions passagères des hommes, qui veulent donner leurs sentiments particuliers pour des lois générales. (Note de Voltaire, 1756.)

    5. Chaque homme signifie clairement chaque particulier qui veut s’ériger en législateur ; et il n’est ici question que des cultes étrangers, comme on l’a déclaré au commencement de la première partie. (Note de Voltaire, 1756.)

    6. On ne pouvait prévoir alors que les flammes détruiraient une partie de cette ville malheureuse, dans laquelle on alluma trop souvent des bûchers. (Note de Voltaire, 1756.)

    7. Les Turcs appellent indifféremment les chrétiens infidèles et chiens. (Note de Voltaire, 1756.)

    8. On respecte cette maxime : « Hors de l’Église point de salut ; » mais tous les hommes sensés trouvent ridicule et abominable que des particuliers osent employer cette sentence générale et comminatoire contre des hommes qui sont leurs supérieurs et leurs maîtres en tout genre : les hommes raisonnables n’en usent point ainsi. L’archevêque Tillotson aurait-il jamais écrit à l’archevêque Fénelon : « Vous êtes damné ? » et un roi de Portugal écrirait-il à un roi d’Angleterre qui lui envoie des secours : « Mon frère, vous irez à tous les diables ? » La dénonciation des peines éternelles à ceux qui ne pensent pas comme nous est une arme ancienne qu’on laisse sagement reposer dans l’arsenal, et dont il n’est permis à aucun particulier de se servir. (Note de Voltaire, 1756.)

    9. Le modeste et sage Locke est connu pour avoir développé toute la marche de l’entendement humain, et pour avoir montré les limites de son pouvoir. Convaincu de la faiblesse humaine, et pénétré de la puissance infinie du Créateur, il dit que nous ne connaissons la nature de notre âme que par la foi ; il dit que l’homme n’a point par lui-même assez de lumières pour assurer que Dieu ne peut pas communiquer la pensée à tout être auquel il daignera faire ce présent, à la matière elle-même.
    Ceux qui étaient encore dans l’ignorance s’élevèrent centre lui. Entêtés d’un cartésianisme aussi faux en tout que le péripatétisme, ils croyaient que la matière n’est autre chose que l’étendue en longueur, largeur et profondeur : ils ne savaient pas qu’elle a la gravitation vers un centre, la force d’inertie, et d’autres propriétés ; que ses éléments sont invisibles, tandis que ses composés se divisent sans cesse. Ils bornaient la puissance de l’Être tout-puissant ; ils ne faisaient pas réflexion qu’après toutes les découvertes sur la matière, nous ne connaissons point le fond de cet être. Ils devaient songer que l’on a longtemps agité si l’entendement humain est une faculté ou une substance ; ils devaient s’interroger eux-mêmes, et sentir que nos connaissances sont trop bornées pour sonder cet abîme.
    La faculté que les animaux ont de se mouvoir n’est point une substance, un être à part ; il paraît que c’est un don du Créateur Locke dit que ce même Créateur peut faire ainsi un don de la pensée à tel être qu’il daignera choisir. Dans cette hypothèse, qui nous soumet plus que toute autre à l’Être suprême, la pensée accordée à un élément de matière n’en est pas moins pure, moins immortelle que dans toute autre hypothèse. Cet élément indivisible est impérissable la pensée peut assurément subsister à jamais avec lui quand le corps est dissous. Voilà ce que Locke propose sans rien affirmer. Il dit ce que Dieu eût pu faire et non ce que Dieu a fait. Il ne connaît point ce que c’est que la matière, il avoue qu’entre elle et Dieu il peut y avoir une infinité de substances créées absolument différentes les unes des autres. La lumière, le feu élémentaire, paraît en effet, comme ou l’a dit dans les Éléments de Newton, une substance mitoyenne entre cet être inconnu, nommé matière, et d’autres êtres encore plus inconnus. La lumière ne tend point vers un centre comme la matière, elle ne paraît pas impénétrable ; aussi Newton dit souvent dans son Optique : « Je n’examine pas si les rayons de la lumière sont des corps ou non. »
    Locke dit donc qu’il peut y avoir un nombre innombrable de substances, et que Dieu est le maître d’accorder des idées à ces substances Nous ne pouvons deviner par quel art divin un être, quel qu’il soit, a des idées, nous en sommes bien loin : nous ne saurons jamais comment un ver de terre a le pouvoir de se remuer Il faut dans toutes ces recherches s’en remettre à Dieu et sentir son néant. Telle est la philosophie de cet homme, d’autant plus grand qu’il est plus simple : et c’est cette soumission à Dieu qu’on a osé appeler impiété et ce sont ses sectateurs convaincus de l’immortalité de l’âme, qu’on a nommés matérialistes, et c’est un homme tel que Locke à qui un compilateur de quelque physique a donné le nom d’ennuyeux.
    Quand même Locke se serait trompé sur ce point (si l’on peut pourtant se tromper en n’affirmant rien), cela n’empêche pas qu’il ne mérite la louange qu’on lui donne ici : il est le premier, ce me semble, qui ait montré qu’on ne connaît aucun axiome avant d’avoir connu les vérités particulières ; il est le premier qui ait fait voir ce que c’est que l’identité, et ce que c’est que d’être la même personne, le même soi ; il est le premier qui ait prouvé la fausseté du système des idées innées. Sur quoi je remarquerai qu’il y a des écoles qui anathématisèrent les idées innées quand Descartes les établit, et qui anathématisèrent ensuite les adversaires des idées innées, quand Locke les eut détruites. C’est ainsi que jugent les hommes qui ne sont pas philosophes. (Note de Voltaire, 1756.)

    10. Il ne faut pas entendre par ce mot l’Église catholique, mais le poignard d’un ecclésiastique, le fanatisme abominable de quelques gens d’église de ces temps-là, détesté par l’Église de tous les temps. (Note de Voltaire, 1756.)

    11. Ce ridicule, si universellement senti par toutes les nations, tombe sur les grandes intrigues pour de petites choses, sur la haine acharnée de deux partis qui n’ont jamais pu s’entendre, sur plus de quatre mille volumes imprimés. (Note de Voltaire, l756.)

    12. Ce n’est pas à dire que chaque ordre de l’État n’ait ses distinctions, ses privilèges indispensablement attachés à ses fonctions. Ils jouissent de ces privilèges dans tout pays ; mais la loi générale lie également tout le monde. (Note de Voltaire, 1756.)




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