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    Charles Augustin Sainte-Beuve

    À la rime

    C’est de la pièce suivante que date la conversion de Joseph à une facture plus sévère. Cette pièce a déjà été publiée ailleurs, comme l’ouvrage d’un ami qui s’est prêté en cela au caprice et à la modestie du poëte, mais qui se croit aujourd’hui obligé de faire restitution sur sa tombe.


    Rime, qui donnes leurs sons
    Aux chansons,
    Rime, l’unique harmonie
    Du vers, qui, sans tes accents,
    Frémissants,
    Serait muet au génie ;

    Rime, écho qui prends la voix
    Du hautbois
    Ou l’éclat de la trompette,
    Dernier adieu d’un ami
    Qu’à demi
    L’autre ami de loin répète ;

    Rime, tranchant aviron,
    Éperon
    Qui fends la vague écumante ;
    Frein d’or, aiguillon d’acier
    Du coursier
    À la crinière fumante ;

    Agrafe, autour des seins nus
    De Vénus,
    Pressant l’écharpe divine,
    Ou serrant le baudrier
    Du guerrier
    Contre sa forte poitrine ;

    Col étroit, par où saillit
    Et jaillit
    La source au ciel élancée,
    Qui, brisant l’éclat vermeil
    Du soleil,
    Tombe en gerbe nuancée ;

    Anneau pur de diamant
    Ou d’aimant,
    Qui, jour et nuit, dans l’enceinte
    Suspends la lampe, ou le soir
    L’encensoir
    Aux mains de la vierge sainte ;

    Clef, qui, loin de l’œil mortel,
    Sur l’autel
    Ouvres l’arche du miracle ;
    Ou tiens le vase embaumé
    Renfermé
    Dans le cèdre au tabernacle ;

    Ou plutôt, fée au léger
    Voltiger,
    Habile, agile courrière,
    Qui mènes le char des vers
    Dans les airs
    Par deux sillons de lumière ;

    Ô Rime! qui que tu sois,
    Je reçois
    Ton joug ; et longtemps rebelle,
    Corrigé, je te promets
    Désormais
    Une oreille plus fidèle.

    Mais aussi devant mes pas
    Ne fuis pas ;
    Quand la Muse me dévore,
    Donne, donne par égard
    Un regard
    Au poëte qui t’implore !

    Dans un vers tout défleuri,
    Qu’a flétri
    L’aspect d’une règle austère,
    Ne laisse point murmurer,
    Soupirer,
    La syllabe solitaire.

    Sur ma lyre, l’autre fois,
    Dans un bois,
    Ma main préludait à peine :
    Une colombe descend,
    En passant,
    Blanche sur le luth d’ébène.

    Mais au lieu d’accords touchants,
    De doux chants,
    La colombe gémissante
    Me demande par pitié
    Sa moitié,
    Sa moitié loin d’elle absente.

    Ah ! plutôt, oiseaux charmants,
    Vrais amants,
    Mariez vos voix jumelles ;
    Que ma lyre et ses concerts
    Soient couverts
    De vos baisers, de vos ailes ;

    Ou bien, attelés d’un crin
    Pour tout frein
    Au plus léger des nuages,
    Traînez-moi, coursiers chéris
    De Cypris,
    Au fond des sacrés bocages.




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