Library / Literary Works

    Francis Vielé-Griffin

    La Partenza

    « Adieu, plaisant pays. »


    Le rêve de la vallée,
    Toute d’or et d’ombre au loin,
    M’a pris et bercé et roulé
    Dans un parfum de vigne et de foin ;

    Son rêve engourdit ma pensée
    En un bruit de faux et de feuilles :
    Mon âme roule bercée
    En un songe de joie et de deuil…

    Car l’heure est frêle et mouillée
    Comme un reflet de fleur au fleuve,
    ― Voici la fleur effeuillée :
    L’eau verte est à jamais neuve ―

    Ô douce vallée, tu rêves :
    Ton rêve est l’éternité ;
    Que me prends-tu mon heure brève
    Et ma force et ma volonté ?

    II

    J’ai choisi l’automne attendri
    Et cette heure des ombres longues ;
    Je cueille une rose flétrie ;
    On marche et les feuilles tombent.

    J’ai choisi ce tournant de route
    D’où le ciel est plus loin dans le soir ;
    Tout est si calme ! on écoute
    Des rires au fond de la mémoire…

    J’ai choisi ce soir d’automne
    ― Je suis lâche si tu souris ―
    Si j’hésite et me retourne,
    Je ne reverrai que la nuit.

    III

    Je regarde, feuille à feuille,
    S’éparpiller dans le soir
    Le manteau d’or et d’orgueil
    De ces grands arbres noirs ;

    Je regarde, goutte à goutte,
    Tomber, comme du sang,
    Les feuilles… et le soir en déroute
    Tourne et fuit dans le couchant ;

    On rêverait toute une vie
    D’espoir si vain qu’on en doute...
    ― Mais voici la côte gravie,
    Et voici le soir, et la route.

    IV

    Aussi bien je me dirais joyeux,
    Car la joie est subtile et fait mal
    ― La pluie en fils soyeux
    Traîne sur l’horizon pâle.

    Aussi bien je me croirais aimé,
    Car l’amour est étrange et cruel
    ― Le soleil d’un rire enflammé
    Met du sang au bord du ciel.

    J’ai honte et j’ai hâte de vivre
    Dans le deuil et la mort du monde,
    Je ne sais quelle route suivre ;
    Mais j’entends mourir les secondes !…

    V

    J’ai couru d’abord ; j’étais jeune ;
    Et puis je me suis assis :
    Le jour était doux et les meules
    Étaient tièdes, et ta lèvre aussi ;

    J’ai marché, j’étais grave,
    Au pas léger de l’amour ;
    Qu’en dirai-je que tous ne savent ?
    J’ai marché le long du jour ;

    Et puis, au sortir de la sente,
    Ce fut une ombre, soudain :
    J’ai ri de ton épouvante ;
    Mais la nuit m’entoure et m’étreint.

    VI

    D’autres viendront par la prée
    S’asseoir au banc de la porte ;
    Tu souriras belle et parée,
    Du seuil, à ta jeune escorte :

    Ils marcheront à ta suite
    Aux rayons de ton printemps
    ― Qu’ont-ils à courir si vite ?
    Moi, j’eus aussi, leurs vingt ans —

    Ils auront tes sourires
    Et ta jeunesse enchantée…
    Qu’importe ? qu’en sauront-ils dire :
    Moi seul, je t’aurai chantée.

    VII

    Je suis riche de soirs et d’aurores,
    De chants, de parfums, de clarté ;
    Quel fruit cueillerais-je encore
    Au verger de ta beauté ?

    Je suis ivre d’étés et d’automnes,
    De fleurs, de fruits et de vins ;
    Tu m’as fait de toi-même aumône :
    Qu’aurais-je imploré demain ?

    Mon rêve est réalisé
    (L’avais-je rêvé si beau ?)
    Et pourtant mon cœur est brisé,
    Et je songe qu’on rêve au tombeau.

    VIII

    Qui taillera cette vigne
    Au pâle soleil d’hiver ?
    ― Là-haut, passeront des cygnes ;
    Là-bas, les blés seront verts

    S’il te regarde d’ici,
    Il te verra frileuse et fine ;
    Mais il aura d’autres soucis
    Que ta fine beauté divine ;

    Et nul autre, d’heures en heures,
    Jour par jour, et saison par saison
    ― Que tu souries ou pleures
    Au long de tes horizons

    Nul autre, attentif et grave,
    Souriant et triste à la fois,
    Ne suivra le geste suave
    De ta lèvre qui chante à mi-voix.

    IX

    C’est peu que ces dix années
    Au cours de ta vie en fleur :
    Les siècles te sont donnés ;
    Nous n’avons que des heures.

    C’est peu ; et c’est toute la fleur,
    Pourtant, de ma vie éphémère ;
    La fleur est fanée et j’ai peur,
    Car le fruit de la vie est amer.

    Tes roses refleurissent aux portes
    Quand Mai s’en revient et rit ;
    La fleur de ma vie est morte ;
    Et quel est le fruit de ma vie ?

    X

    Tu n’as rien pris de mon âme
    Que je ne te l’aie donné ;
    Mon rêve est tendre et calme
    De l’œuvre de ma journée ;

    Je n’ai rien pris de ta lèvre
    Qu’un baiser et qu’un refrain ;
    Le soir vient, je me lève,
    Et je reprends le chemin ;

    Je te quitte, tu me laisses aller
    ― Toi, sans regrets, moi sans remords —
    Aussi bien il le fallait
    Selon la vie et le sort.

    XI

    Mon pas, sur la route d’automne,
    Berce la chanson des adieux
    Au rythme monotone
    De la plaine grise et des cieux ;

    Je me sens si fort et si leste
    Que je marche au son de mes pas,
    Entre le double geste
    Balancé de mes bras ;

    Ma pensée monte, lente,
    Comme l’étoile du soir
    Et je ne sais si je chante
    La certitude ou l’espoir ;

    Tant ma jeunesse fut ivre
    De ce grand rêve hasardeux
    Et du poème de vivre
    À sa guise, au soleil de Dieu,

    Et tant mon rêve est sage
    De cette folie éternelle,
    Et tant est belle la page
    Qui s’ouvre dans le ciel…

    XII

    Je chante haut pour m’entendre,
    Car la nuit est noire et sans voix ;
    ― La route est molle et la terre est tendre
    Il a plu trois jours sur les bois.

    Je frappe le sol en cadence
    Du bout de mon bâton ferré
    ― Ici, l’ombre des bois est si dense
    Qu’en plein jour on n’y verrait.

    Je guette des voix à l’orée
    Plus pâle, là-bas, vers la plaine ;
    ― Rien ne sonne à travers la forêt
    Que ma voix et mes pas qui peinent.

    XIII

    On se prouve que tout est bien ;
    Qu’il est sage de changer de rêve ;
    Que tout sera mieux, demain ;
    Que le passé s’y achève ;

    Qu’il est bon de rompre un lien ;
    De fouler les feuilles mortes ;
    Qu’hier est déjà trop ancien
    Pour qu’on en cause encor de la sorte ;

    Que la vie est toujours nouvelle ;
    Que demain est le jour des forts…
    Je me souviens d’heures plus belles
    Que demain ― et demain, c’est la mort.

    XIV

    Demain, est aux vingt ans fiers ;
    Leurs rires passent, et l’on reste accoudé ;
    On a honte, un peu, de ses joyeux hiers,
    Comme d’un habit démodé.

    Demain, c’est l’automne qui parle
    De plus près à l’oreille qui l’écoute.
    Je suis sans regret, mais j’ai mal ;
    Je suis sans effroi, mais je doute ;

    Non certes, de ma journée :
    J’ai vécu, au mieux, le poème ;
    Mais l’âme reste étonnée
    De n’être plus elle-même.

    XV

    J’emporte comme un fardeau léger,
    Comme une gerbe de fleurs et de feuilles,
    Toute l’ombre de ton verger,
    Toute la lumière de ton seuil ;

    Le poids est si doux qu’il m’enivre
    D’un baiser de lys sur la bouche ;
    Faut-il donc tout ceci pour, enfin, que tu livres
    L’aveu de ton âme farouche ?

    Il est bon de partir quand on aime,
    Il est doux de se quitter ainsi :
    Puisqu’on ne le sait qu’à ce prix
    Et qu’on se découvre soi-même.

    XVI

    On part à sa guise et l’on chante
    ― Quel écho dira le refrain ?
    Ce sont nos vieux airs qui me hantent,
    Et comme une angoisse m’étreint —

    On part à son heure et sans hâte
    ― Et le pas s’est précipité —
    On a choisi la route plate
    ― Nous allons gravir le sentier ;

    On part pour se prouver libre,
    À son heure, sur la route qui plut
    ― Déjà on est las de la suivre :
    N’est plus libre quiconque a voulu.

    XVII

    On part… et l’automne morose
    Que l’on croise au tournant du chemin
    Flétrit d’un souffle les roses
    Qu’on emportait dans la main ;

    On part, et la pluie, éployée
    Comme une aile, vous frôle la joue :
    La pluie banale a noyé
    Tes larmes et les mêle à la boue.

    On part vers l’aventure neuve ;
    Hier est là en sa jeune beauté
    Qui sourit sous son voile de veuve ;
    On part ― et l’on pourrait rester…

    XVIII

    Rester ? tu es folle, pensée !
    On serait seul ― rien ne dure —
    Rester comme une ombre aux croisées,
    Comme un portrait qui sourit au mur ?

    C’est déjà trop qu’on s’attarde ;
    Notre heure est loin sur la route
    ― Qu’est-ce donc que tu regardes
    Là-bas ? Qu’est-ce que tu écoutes ?

    Rester ! il ne reste rien
    Des rires, des rêves, de l’été…
    Ils s’en furent par d’autres chemins.
    Je suis las d’avoir été.

    XIX

    N’es-tu lasse, aussi, de rêver d’hier ?
    N’es-tu prête à prophétiser ?
    Je suis triste et seul et fier
    De mon rêve maîtrisé.

    Ne veux-tu pas songer à l’ombre
    Enfin ! où nous entrons ce soir ;
    Et voudrais-tu que je renombre
    Mes vieux et mes jeunes espoirs ?

    Je suis triste, par-delà la tristesse,
    Et si seul que la foule m’émeut ;
    Pensée, seras-tu la prêtresse
    Du Dieu de la vie, de leur Dieu ?

    XX

    Son temple est vaste et morose ;
    Son culte est fébrile et sans fin ;
    La prière, sans une pause,
    S’élève d’hier en demain ;

    Et seul le chœur varie :
    Tantôt maintes voix, tantôt une,
    Aux accords du vent se marient
    Au-dessus de la grève et des dunes ;

    On chante de voix haute ou discrète
    ― Qui sait si le chœur s’en grossit
    Qui sait si la voix qu’on se prête
    Ne s’étouffe pas dans le bruit ?

    XXI

    La vague roule et s’effondre,
    Se reploie et remonte et s’éploie :
    ― Son culte étreint le monde
    D’un océan de joies.

    La vague se dresse et s’écroule,
    S’assemble et brandit sa clarté :
    ― Elle donne une âme à la foule
    Et la pare de sa beauté.

    La vague surgit et nous porte,
    Nous qui chantions sous nos treilles,
    Assis devant notre porte
    A compter nos jours pareils ;

    Nous qui chantions en poètes,
    L’un pour l’autre, nos mêmes soucis,
    Savons-nous si nos âmes sont prêtes
    Pour les lendemains que voici ?

    XXII

    N’importe ? pensée, Alerte !
    L’écho de nos pas nous approuve ;
    Marchons vers la vaste mer verte
    Sur la route qui s’ouvre.

    Je t’interpelle dans l’ombre,
    Ou me tais pour entendre ta voix
    ― Le ciel s’est fait bas et sombre
    Et pèse comme la voûte des bois ―

    Alerte, vers ailleurs ! ma pensée ;
    Vers demain et sa rive ignorée :
    Une chanson de route cadencée
    Vibre au loin, comme un vol essoré…

    XXIII

    « N’est-il une chose au monde,
    Chère, à la face du ciel
    ― un rire, un rêve, une ronde,
    Un rayon d’aurore ou de miel

    N’est-il une chose sacrée
    ― un livre, une larme, une lèvre,
    Une grève, une gorge nacrée,
    Un cri de fierté ou de fièvre

    N’est-il une chose haute,
    Subtile et pudique et suprême
    ― Une gloire, qu’importe ! une faute,
    Auréole ou diadème

    Qui soit comme une âme en notre âme,
    Comme un geste guetté que l’on suive,
    Et qui réclame, et qui proclame,
    Et qui vaille qu’on vive ?… »




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