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    Jacques Normand

    L'histoire la plus drole

    L'HISTOIRE la plus drôle de ma vie, m'écrit l'aimable poète? Vous m'embarrassez beaucoup, mon cher confrère. D'abord ai-je eu des histoires vraiment drôles, et parmi ces histoires vraiment drôles quelle est la plus drôle?

    Enfin, en remontant le fleuve des souvenirs, j'en retrouve une... que je vous donne telle quelle, sans fioritures, pour ce qu'elle vaut.

    C'était en 1872, après la guerre. J'avais pris part au siège de Paris comme simple moblot. J'avais vingt-deux ans à peine, un mètre quatre-vingts de taille, une santé robuste, malgré les fatigues du siège, et une belle barbe qui s'étalait en deux longues pointes sur ma poitrine et dont j'étais très fier. Bref un homme fait et solide. En bon patriote... que je suis toujours (je vous avoue être très vieux jeu!) j'avais souffert profondément des malheurs du pays. J'avais été humilié non seulement de la supériorité militaire, mais... comment dirais-je?... de la supériorité scolaire de nos ennemis.

    Beaucoup d'Allemands parlaient le français, et fort bien, tandis que nous!... Comme première revanche je voulus apprendre l'allemand. Au collège j'avais pioché l'anglais et après quelques courts séjours en Angleterre je le parlais passablement; mais je ne savais pas un traître mot de la langue de Schiller et de Gœthe. Je me mis courageusement à étudier la méthode Ollendorff qui, soit dit en passant, et sans vouloir faire de réclame à mon ami Ollendorff, est une excellente méthode; je pris des leçons d'un non moins excellent professeur, le Dr Karpelès, recommandé par le même Ollendorff. Au bout de six mois je commençais à me débrouiller. Mais un séjour dans le pays était indispensable. Or, aller en Allemagne aussitôt après la guerre... cela me serrait le cœur. Il le fallait cependant. Je choisis un pays pas trop allemand, récemment annexé: le Hanovre. On y parle d'ailleurs l'allemand le plus pur. L'ami d'un ami de mes parents avait écrit à son correspondant de là-bas pour lui demander l'adresse d'une pension de jeunes gens. On avait indiqué le Dr Davisson dans la ville de Hanovre même. Nourriture excellente; instruction soignée; une vingtaine d'élèves, pas plus.... En route pour la pension Davisson!

    Par une jolie matinée de juillet, je sonnais à la porte du docteur. Je fus assez étonné, quand, cette porte ouverte, je me trouvai dans une cour où quelques jeunes garçons, dont l'âge pouvait varier entre huit ans au moins et quatorze au plus, jouaient aux billes, à la toupie, au ballon et à d'autres jeux plutôt enfantins.

    Le Dr Davisson accourait. C'était un petit vieillard rasé, maigre, pétulant, à lunettes, à favoris gris, à toque de velours, un échappé des contes d'Hoffmann. Je me nommai. Il eut un mouvement de surprise, me regarda de haut en bas, de bas en haut, avec ma haute stature, ma grande barbe, mon aspect de gaillard ayant fait campagne.

    —Ah! ah! c'est vous... vous êtes l'élève qui m'a été recommandé par M. X....?

    Pendant ce temps les jeunes garçons, intrigués, avaient cessé leurs jeux et m'entouraient curieusement. Je me faisais un peu l'impression de Gulliver à Lilliput.

    —Oui, c'est moi, Herr Doctor: mes bagages sont dans la voiture... et...

    Le docteur prit courageusement son parti et avec un geste circulaire: "Mais c'est une pension de petits garçons, ici! M. X...., en m'écrivant, a négligé de me dire votre âge. Il a dit seulement: un jeune Français.... J'ai cru que vous aviez dans les douze ans!"

    J'étais fort embarrassé! La perspective de rester au milieu de tous ces gamins me souriait peu, mais, d'un autre côté, l'air brave homme du docteur me séduisait. Et puis, que ferais-je tout seul dans cette ville où je ne connaissais personne; dans ce pays qui était l'ennemi, et plus encore, le vainqueur du mien?

    —Voulez-vous tout de même de moi? dis-je au docteur. Et j'ajoutai en riant: "Je vous promets d'être bien sage."

    Il dit lui-même en me tendant la main: "Essayons!..."

    * * *

    Je suis resté deux mois chez le Dr Davisson. J'étais la "grande classe." J'étais admiré et envié par mes jeunes camarades anglais, américains ou allemands. Pendant les études, j'étais seul sur le premier banc, devant le professeur. Ce banc était trop bas pour mes grandes jambes et me les sciait à mi-cuisse. J'étais obligé de me tenir de côté. Un peu trop court le lit que j'occupais dans une chambre à part. (J'avais évité le dortoir.) Mais stoïque, j'avais voulu pour ne pas donner le mauvais exemple, me soumettre autant que possible à la règle de la maison. On m'avait seulement dispensé de jouer aux billes pendant les récréations et aussi de l'"allumage de la pipe."

    Cet allumage consistait en ceci. Quand un élève était premier, il avait l'honneur d'allumer la pipe, la grosse pipe en porcelaine, la Pfeife du docteur. J'ai été plusieurs fois premier: mais, en ce cas, c'était le second qui allumait la pipe.

    M. Davisson était un brave homme qui demeurait très attaché à la dynastie et détestait les Prussiens. Il m'en disait le plus grand mal. C'était toujours ça! Quant à mes progrès, ils furent considérables. J'étais récompensé de mon courage. Au bout de deux mois, je parlais très convenablement l'allemand. Seulement, il y a vingt-six ans de cela, et je l'ai pas mal oublié. Si je veux retrouver ce que j'ai perdu, il me faudra retourner à Hanovre et me remettre en pension! J'y réfléchirai.




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