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    Louis de Rouvroy

    Louis XIII au Pas de Suze

    On a derobé à Louis XIII la gloire d’un genre d’intrepidité que n’ont pas tous les heros. Les Alpes etoient pleines de peste. Le roy, en y arrivant, se trouva logé dans une maison où elle etoit. Mon père l’en avertit et l’en fit sortir. Celle où on le mit se trouva pareillement infectée. Mon père voulut encore l’en faire sortir. Le roy, avec une tranquillité parfaite, lui repondit qu’à ce qu’il eprouvoit, il falloit que la peste fust partout dans ces montagnes, qu’il devoit s’abandonner à la Providence, ne penser plus à la peste, et seulement au but où il tendoit : se coucha et dormit avec la même tranquillité. Cette grandeur d’âme n’etoit pas à oublier dans ce heros, si simplement, si modestement, si veritablement heros en tout genre. Quel bruit n’eût pas fait un tel trait dans ses successeurs ? Mais sa vie à luy n’etoit qu’un tissu continuel de pareilles actions, variées suivant les circonstances, qui echappoient par leur foule, et dont sa modestie le detournoit saintement d’en sentir le merite.

    Or, voici le Pas de Suze, tel que mon père me l’a plusieurs fois raconté, qui, entre autres vertus, etoit parfaitement veritable.

    Les barricades reconnues furent estimées très difficiles, et, tôt après, impossibles à forcer : les trois marechaux, et ce qu’il y avoit de plus distingué après eux, ou en grade, ou en merite et connoissance, furent de cet avis ; et pour le moins autant qu’eux le cardinal de Richelieu. Ils le declarèrent au roi, qui en fut très choqué, et plus encore quand le cardinal lui representa la necessité d’une prompte retraite, par les raisons des lieux, des logements, des vivres, de la saison, qui feroient perir l’armée. Ils redoublèrent, et comme le cardinal vit qu’il ne gagnoit rien sur l’esprit du roy, qui faisoit plutôt des voyages que des promenades continuelles parmi les neiges et les rochers, pour s’informer et reconnoître par luy-même des endroits et des moyens d’attaquer ces retranchements, le cardinal eut recours à un artifice par lequel il crut venir à bout de son dessein. Le roy, logé dans un mechant hameau de quelques maisons, y etoit presque seul, faute de couvert pour son plus necessaire service, mais gardé d’ailleurs pour sa sûreté. Le cardinal, de concert avec les marechaux et les principaux de la Cour, fit en sorte que, sous pretexte de la difficulté des chemins, le roy fut abandonné à une entière solitude dès que le jour commenceroit à tomber : ce qui en cette saison, et dans ces gorges etroites, etoit de fort bonne heure, ne doutant pas que l’ennui, joint à l’avis unanime, ne l’engageast à se retirer.

    L’ennui n’y put rien, mais il fut grand. Mon père, qui etoit dans ce même hameau tout près du roy, dont il avoit l’honneur d’être premier gentilhomme et premier ecuyer, à qui le roy se plaignit de sa solitude et de l’affront que luy feroit recevoir une retraite, après s’être avancé jusque-là pour le secours de M. de Mantoue, qui, malgré sa protection, se trouveroit livré aux Espagnols et au duc de Savoie ; mon père, dis-je, imagina un moyen de l’amuser les soirs. Le roy aimoit fort la musique ; M. de Mortemart avoit amené dans son equipage un nommé Nyert, qui la savoit parfaitement, qui jouoit fort bien du luth, fort à la mode en ce temps-là, et qu’il accompagnoit de sa voix, qui etoit très agreable. Mon père demanda à M. de Mortemart s’il vouloit bien qu’il proposât au roy de l’entendre. M. de Mortemart, non-seulement y consentit, mais il en pria mon père, et ajouta qu’il seroit ravi si cela pouvoit contribuer à quelque fortune pour Nyert. Cette musique devint donc l’amusement du roy, les soirs, dans sa solitude, et ce fut la fortune de Nyert et des siens.

    Le roy, continuant ses penibles recherches et ses infatigables cavalcades, trouva enfin un chevrier qu’il questionna si bien qu’il en tira ce qu’il cherchoit depuis si longtemps. Il se fit conduire par luy sur le revers des montagnes par des sentiers affreux, d’où il decouvrit les barricades à plein, qui, d’où il se trouvoit, lui etoient inferieures et très proches. Il examina bien tout ce qui etoit à remarquer, longea le plus qu’il put cette crête et ces precipices, descendit et tourna de très près la première barricade, forma son plan, l’expliqua à mon père, qui se trouva presque le seul homme de marque à sa suite, parce qu’on le vouloit laisser solitaire et s’ennuyer en ces penibles promenades ; revint enfin à son logis, resolu d’attaquer.

    Le lendemain, ayant mandé de très bonne heure les marechaux et quelques officiers de confiance, il les mena partout où il avoit eté la veille, leur expliqua son plan, qu’il avoit redigé lui-même le soir precedent. Les marechaux et les autres officiers ne purent disconvenir que, quoique très difficile, l’attaque etoit praticable et savamment ordonnée. Le cardinal ne put ensuite s’y opposer seul, et fut même bien aise qu’elle se pût executer : ce qui fut le lendemain, parce qu’il falloit un jour pour les dispositions et les ordres. Le roy y combattit en grand capitaine et en valeureux soldat ; grimpant, l’epée à la main, à la tête de tous, quelques grenadiers seulement devant luy, et franchissant les barricades à mesure qu’il y gagnoit du terrain ; se faisant pousser par derrière pour grimper sur les tonneaux et les autres obstacles, donnant cependant ordre à tout avec la plus grande presence d’esprit et la tranquillité d’un homme qui, dans son cabinet, raisonne sur un plan de ce qu’il faut faire. Mon père, qui eut l’honneur de ne quitter pas ses côtés d’un instant, ne parloit jamais de cette action de son maître qu’avec la plus grande admiration.

    Après la bataille eut lieu l’entrevue du roy et du duc de Savoie. Le roy demeura à cheval, ne fit pas seulement mine d’en vouloir descendre, et ne fit que porter la main au chapeau. Monsieur de Savoie aborda à pied de plus de dix pas, mit un genou en terre, embrassa la botte du roy, qui le laissa faire sans le moindre semblant de l’en empêcher. Ce fut en cette posture que ce fier Charles Emmanuel fit son compliment. Le roy, sans se decouvrir, repondit majestueusement et courtement.

    Lorsque, sous le règne suivant, le doge de Gênes vint en France faire ses soumissions au roy (Louis XIV), après le bombardement, le bruit qu’on en fit m’impatienta par rapport à Louis XIII et au fait que je viens d’expliquer : tellement que dès lors je resolus d’en avoir un tableau, que j’ai executé depuis, ayant eu soin de me faire de tems en tems raconter cette entrevue par mon père pour me mieux assurer des faits. Monsieur Phelippeaux, lors ambassadeur à Turin, m’envoya un portrait de Charles Emmanuel. Le sieur Coypel me fit ce tableau tel que je luy fis croquer pour la situation du roy et du duc de Savoie, et il eut soin d’y rendre parfaitement le paysage du lieu, et les barricades forcées en eloignement. Ce tableau, qui est fort grand, tient toute la cheminée de la salle de La Ferté avec les ornements assortissants. C’est un fort beau morceau qui a une inscription convenable, avec la date de l’action, courte, mais pleine et latine.






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