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    Voltaire

    Les Finances

    Quand Terray...

    Quand Terray nous mangeait, un honnête bourgeois,
    Lassé des contretemps d'une vie inquiète,
    Transplanta sa famille au pays champenois:
    Il avait près de Reims une obscure retraite;
    Son plus clair revenu consistait en bon vin.
    Un jour qu'il arrangeait sa cave et son ménage,
    Il fut dans sa maison visité d'un voisin,
    Qui parut à ses yeux le seigneur du village:
    Cet homme était suivi de brillants estafiers,
    Sergents de la finance, habillés en guerriers.
    Le bourgeois fit à tous une humble révérence,
    Du meilleur de son cru prodigua l'abondance;
    Puis il s'enquit tout bas quel était le seigneur
    Qui faisait aux bourgeois un tel excès d'honneur.
    "Je suis, dit l'inconnu, dans les fermes nouvelles,
    Le royal directeur des aides et gabelles.
    - Ah! pardon, Monseigneur! Quoi! vous aidez le roi?
    - Oui, l'ami. - Je révère un si sublime emploi:
    Le mot d'aide s'entend; gabelles m'embarrasse.
    D'où vient ce mot? - D'un Juif appelé Gabelus.
    - Ah! d'un Juif! je le crois. - Selon les nobles us
    De ce peuple divin, dont je chéris la race,
    Je viens prendre chez vous les droits qui me sont dus.
    J'ai fait quelques progrès, par mon expérience,
    Dans l'art de travailler un royaume en finance.
    Je fais loyalement deux parts de votre bien:
    La première est au roi, qui n'en retire rien;
    La seconde est pour moi. Voici votre mémoire.
    Tant pour les brocs de vin qu'ici nous avons bus;
    Tant pour ceux qu'aux marchands vous n'avez point vendus,
    Et pour ceux qu'avec vous nous comptons encor boire;
    Tant que le sel marin duquel nous présumons
    Que vous deviez garnir vos savoureux jambons.
    Vous ne l'avez point pris, et vous deviez le prendre.
    Je ne suis point méchant, et j'ai l'âme assez tendre.
    Composons, s'il vous plaît. Payez dans ce moment
    Deux mille écus tournois par accommodement."
    Mon badaud écoutait d'une mine attentive
    Ce discours éloquent qu'il ne comprenait pas;
    Lorsqu'un autre seigneur en son logis arrive,
    Lui fait son compliment, le serre entre ses bras:
    "Que vous êtes heureux! votre bonne fortune,
    En pénétrant mon cœur, à nous deux est commune.
    Du Domaine royal je suis le contrôleur:
    J'ai su que depuis peu vous goûtez le bonheur
    D'être seul héritier de votre vieille tante.
    Vous pensiez n'y gagner que mille écus de rente;
    Sachez que la défunte en avait trois fois plus.
    Jouissez de vos biens, par mon savoir accrus.
    Quand je vous enrichis, souffrez que je demande,
    Pour vous être trompé, dix mille francs d'amende"
    Aussitôt ces messieurs, discrètement unis,
    Font des biens au soleil un petit inventaire;
    Saisissent tout l'argent, démeublent le logis:
    La femme du bourgeois crie et se désespère;
    Le maître est interdit; la fille est tout en pleurs;
    Un enfant de quatre ans joue avec les voleurs,
    Heureux pour quelque temps d'ignorer sa disgrâce!
    Son aîné, grand garçon, revenant de la chasse,
    Veut secourir son père, et défend la maison:
    On les prend, on les lie, on les mène en prison;
    On les juge, on en fait de nobles Argonautes,
    Qui, du port de Toulon devenus nouveaux hôtes,
    Vont ramer pour le roi vers la mer de Cadix.
    La pauvre mère expire en embrassant son fils;
    L'enfant abandonné gémit dans l'indigence;
    La fille sans secours est servante à Paris.
    C'est ainsi qu'on travaille un royaume en finance.




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