Library / Literary Works

    Michel Zévaco

    Le Capitan

    I. Gisèle d'Angoulême

    Chercher les périls et les aventures
    les plus hasardeuses.
    (Précepte II des Chevaliers
    de la Table-Ronde)


    Une étrange terreur pèse sur Paris. Des bruits sinistres se répandent. Parfois, des bandes hurlantes passent, avec des physionomies d'émeute. Le bourgeois fourbit sa vieille pertuisane. La noblesse est debout. Guise conspire. Condé conspire. Angoulême conspire. Luynes veut gouverner. Richelieu veut gouverner. Le trône chancelle.

    Et il n'y a au fond du Louvre,désert et morne, qu'un pauvre petit roi de quinze ans, tout seul, triste comme le peuple.

    Et, comme le peuple, Louis XIII tremble et se demande :

    "Qui va devenir le maître ?... Guise ? Condé ? Angoulême ? Qui de vous va poser son pied sur ma tête ? "

    Or, peuple, roi, conspirateurs sont unis par une même et vaste haine éparse : prêts à se déchirer, ils lèvent les yeux sur la flamboyante figure qui plane sur le Louvre, sur Paris, sur le royaume. Et alors la même impression gronde sur toutes les lèvres - excepté sur celles de la reine mère Marie de Médicis. Cette figure, c'est celle d'un homme qui commande, decrète, ordonne, règne, écrase, terrorise.
    Et cet homme, c'est Concino Concini... L'amant de la reine !

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    Le matin du 5 août de cette année 1616...

    Rue de Tournon, un hôtel qui a des allures de forteresse royale : c'est le logis de Concino Concini, gouverneur de Normandie, marquis d'Ancre, maréchal de France et premier ministre de Louis XIII.

    Le cabinet des audiences, où l'art de l'Italie et l'art de la France ont prodigué leurs chefs-d'oeuvre. Voici Concini!

    Il est de taille moyenne, vigoureux, nerveux, d'une exquise élégance. Son beau visage est éclairé par des yeux de félin. Il a le masque des aventuriers.

    Il se penche sur quelqu'un qui, à demi courbé, l'écoute avidement. Et tandis que dans la foule des solliciteurs on se demande ce qui se prépare derrière cette porte de cabinet, de quelle fête le maître va éblouir Paris ou de quel impôt il va l'écraser, voici ce que dit Concini d'une voix sourde :

    "La haine, oui, Rinaldo. Oui, je hais jusqu'à la damnation ce duc d'Angoulême. Les autres, les Guise, les Condé, ce n'est rien. Lui, c'est le redoutable adversaire. Je le tuerai, ou il me tuera. Rinaldo, je donnerais dix ans de ma vie pour tenir Angoulême et lui arracher le coeur, mais...

    — Allez, donc, monseigneur ! ricana l'homme.

    — Mais ma haine pour le duc d'Angoulême, eh bien, elle s'évanouit quand l'amour parle en moi. Cette fille, il me la faut, vois-tu! Rinaldo, je meurs si Giselle n'est à moi.

    — Patience, monseigneur, on la retrouvera, cette Giselle !

    — Oh! si j'en étais sûr ! De l'argent, Rinaldo, de l'or, des places, si tu la retrouves!...Qui peut-elle être ? De grande famille, à coup sûr, mais laquelle ?...

    — On le saura monseigneur. Patience, vous dis-je !

    — Ah ! gronde Concini, avec un geste violent. N'avoir fait que l'entrevoir! Ne savoir d'elle que ce nom de Giselle, ce nom adoré que je balbutie en pleurant dans mes longues nuits sans sommeil!... Je veux que tu la retrouves!

    — Très bien, monseigneur, je résume. Côté haine : m'assurer si le duc d'Angoulême a eu l'audace de rentrer dans Paris comme on le dit ; et alors, lui préparer un bon traquenard. Côté amour : me mettre en campagne pour retrouver notre inconnue, avec pour guide, ce nom de Giselle.

    — Retrouve-la, Rinaldo, retrouve-la ! Et je te fais comte !

    — Monseigneur votre Giselle sera retrouvée, je le jure sur le titre de la noblesse que vous venez de me conférer!"

    Rinaldo s'est éloigné. Dans la cour de l'hôtel, il monte à cheval et murmure en ricanant :

    "Pardieu ! je parierais bien ma noblesse toute neuve que c'est elle que j'ai vue hier aux environs de Meudon! Mais il faut que je sois sûr ! Si je donnais une fausse piste à Concino, je le connais : il me ferait comte de la Bastille et me laisserait pourrir dans mon comté. A Meudon !".

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    A Meudon. Derrière la dernière maison du village, un vieux parc abandonné, touffu. Près de la grille, un alezan tout sellé, qu'un vieux serviteur tient en bride. Et s'avançant vers le cheval, une jeune fille qui s'appuie au bras d'un gentilhomme de fière allure, les tempes grises, le visage pâle, mais plein de vigueur, paraissant la quarantaine.

    LA jeune fille porte un costume amazone en velours bleu; sa beauté blonde et lumineuse est de celles qui inspirent de foudroyantes passions. Mais ce qui charme plus encre que la noblesse du front, la magnificence de la chevelure, c'est cette admirable franchise du regard, cette intrépidité d'âme qui paraît à son geste, à sa parole, à toute sa personne.

    "Adieu, mon père, dit la jeune fille en s'arrêtant.

    — Adieu! mon enfant chérie, répond le gentilhomme en la serrant dans ses bras. Que deviendrais-je si tu n'étais là ? Si ma destinée me porte enfin sur ce trône que les Bourbons ont volé à ma race, c'est à toi que je devrai de régner. Tu es une vraie Valois, Giselle ! Toujours à travers mille dangers! Hier encore tu me rapportais d'Orléans ces précieux papiers. Et te voilà de nouveau en route!

    — Bah! Aujourd'hui le voyage n'est pas terrible, jusqu'au hameau de Versailles. Ce soir, je serai ici... Et puis, j'ai de qui tenir, mon père, puisque je suis petite fille du roi Charles IX et fille de Charles, duc d'Angoulême !

    - Ce soir! reprend le duc d'Angoulême. C'est ce soir que dans ce pauvre village a lieu l'assemblée des chefs ! C'est ce soir que les envoyés de la noblesse française choisiront entre Guise, Condé et moi ! Roi! Etre roi! Et s'ils allaient me préférer ce Guise grossier ou ce Condé avare... Oh! j'en mourrais !"
    Une mélancolie soudaine voile les yeux de Giselle.

    "Hélas! Qui sait jusqu'où vous conduira cette ambition ! Ah ! mon père, si vous pouviez renoncer.

    — Jamais ! interrompt rudement le duc d'Angoulême.

    — Soyez prudent ! Vous vous êtes montré dans Paris ! S'il y a dans Paris un palais qui s'appelle le Louvre, il y a aussi une forteresse qui a failli être votre tombe!...

    — La Bastille ! murmure le gentilhomme. Je n'y retournerais pas, sois tranquille. J'y ai trop souffert: si je suis pris, je me tue!... Mais rassure-toi, mon enfant. Je triompherai. Et mon premier acte de roi, ce sera un geste de justice implacable... tu sais contre qui, puisque toi-même tu le hais!"

    Un tressaillement agite alors Giselle. Ses lèvres pâlissent. Une inexprimable énergie s'étend sur ses traits.

    "Oui, dit-elle, je hais de tout mon être cet homme qui a fait le malheur de ma mère ! Je veux que ma mère soit vengée ! Car ce serait à nier toute justice si Concini n'était puni de son infamie !...

    — Soit tranquille ! " répond le duc dans un grondement.

    A ce moment, hors la grille, dans le bois, de fourré en fourré, un homme se glisse, rampe, son regard se fixe sur Giselle...il tressaille de joie, il rugit en lui-même :

    "C'est elle...notre inconnue...Je la tiens!"

    Et c'est homme, c'est Rinaldo, l'âme damnée de Concini.

    "Sois tranquille, continue le duc. L'heure de la vengeance approche. Et si tu m'y aides, bientôt, je serai aidé aussi par quelqu'un que j'attends...un jeune homme, Giselle, beau, intrépide, noble...Son père m'annonce son arrivée... Il a dût passer par Orléans, et, comme toi hier, par Longjumeau.

    — Longjumeau! " balbutie la jeune fille, tandis qu'une ardente rougeur empourpre son front.

    Le père a senti sa fille frissonner dans ses bras...

    "Oh ! dit-il en tremblant. L'aurais-tu rencontré ?

    — Oui, à Longjumeau, j'ai rencontré un jeune homme.

    — Vingt ans à peu près, n'est-ce pas ? Fier d'aspect ?

    — Oui...oui...bégaie Giselle.

    — Un dernier mot, ma fille bien-aimée. Celui que j'attends porte un costume de velours gris perle..."

    La jeune fille, toute palpitante, répond encore :

    "Oui, mon père!

    — Dieu soit loué ! C'est le marquis de Cinq-Mars que tu as rencontré ! Ne m'interroge pas! Plus tard, tu sauras comment ton union avec le marquis de Cinq-Mars assure mon triomphe... Car tu consens à cette union...

    — Je n'ai vu ce jeune homme qu'un instant, murmure Giselle dont le sein se soulève. J'ignorais qu'il s'appelât...

    — Cinq-Mars ! Henri, marquis de Cinq-Mars!

    — Henri ! balbutie la jeune fille au fond d'elle-même. Il s'appelle Henri !... Mon père, je souhait que l'homme dont je porterai le nom ressemble à celui que j'ai vu !"

    Giselle saute légèrement sur son cheval, franchit la grille, et crie de loin :

    "Dans une heure, je suis à Versailles. J'attends ceux que vous savez. Ce soir, je suis de retour. A ce soir, mon père !"

    "Ce soir ! gronde le conspirateur, je suis élu roi! Car maintenant, toute l'influence de père de Cinq-Mars est à moi !"

    II. Leonora Galigaï

    Rinaldo, embusqué dans les fourrés du bois, se leva :

    "Avec qui diable parlait-elle ? grogna l'agent de Concini. Et que se disaient-ils ? Serait-ce un rival ? Je n'en parlerai pas. Elle va à un endroit qui s'appelle Versailles, a-t-elle crié. Bon. Elle revient ce soir. Très bon. Le reste est facile."

    Rinaldo, sous bois, retrouva son cheval, sauta en selle, et, sur le coups de midi, rentra dans Paris par la porte Saint-Honoré et traversa la bonne ville de Sa Majesté Louis XIII, en un galop d'enfer, sans s'inquiéter des cris d'effroi ou des clameurs menaçantes qu'il soulevait sur son passage. Les menaces visaient surtout les couleurs que portait le cavalier et non le cavalier lui-même. Ces couleurs, cette livrée, comme on disait alors, devait être bien détestée, car des regards de haine la suivaient, des poings se tendaient.

    Le cheval s'arrêta enfin rue Tournon, devant l'hôtel Concini, en plein faubourg Saint-Germain.

    Rinaldo monta l'escalier et, tout haletant, ouvrit d'une main familière la porte du cabinet du maréchal d'Ancre. A la vue de Rinaldo, Concini se leva d'un bond, et, d'une voix ardente, bouleversée de passion :

    "Toi, Rinaldo ! Toi déjà ! M'apportes-tu l'amour ou le désespoir, la vie ou la mort ? l'as-tu retrouvée ?

    — Elle est retrouvée! " prononça Rinaldo.

    Concini, la main à son coeur, chancela en murmurant :

    "Béni soit l'ange de ma vie, qui me réservait une telle félicité! Rinaldo, mon cher Rinaldo, demande-moi ce que tu voudras ! Retrouvée: Est-ce vrai ? O mon inconnue adorée, dont je ne sais que le nom!... Giselle!... Nom chéri que mes lèvres prononcent comme dans une caresse de baiser!... Et tu dis... voyons, où ? quand ? comment ?

    — Hé ! par Dio santo ! vous ne m'en laissez pas le temps ! Malapeste, vous voilà pour le coup bien assassiné!..."

    Concini devint livide. La peur de l'assassinat était son chancre rongeur...

    "Assassiné par les flèches du seigneur Cupido. J'avoue qu'une couronne ne ferait pas de mal sur la porte de mon logis. Vous avez ouvert votre main magnanime, et je me baisse, et je ramasse les miettes de votre magnificence.

    — Parle! Où est-elle ?

    — A Meudon. La dernière maison du village, à droite, presque en face de l'auberge de la Pie-Voleuse.

    — Partons ! rugit Concini.

    — Quelle ardeur ! Nous avons le temps, vous dis-je ! Elle est partie pour un certain hameau qui se nomme Versailles.

    — Je connais, passe ! Après ! Après, donc, morbleu !

    — Après ? Eh bien, elle doit revenir à Meudon, ce soir. Nous n'avons donc qu'à nous poster sur la route, et...

    — C'est bien ! gronda Concini. Prends avec toi Bazorges, Chalabre, Pontraille, Louvignac et Montreval. Qu'ils soient bien armés. Dans une heure nous partons...

    — Oui, ricana Rinaldo, et nous tendons tranquillement notre filet. Mais que dira votre illustre épouse légitime ?

    — Léonora! murmura Concini en tressaillant. Oh! cette femme dont la jalousie m'enlace d'un réseau où je me débats! Qu'elle ignore à jamais jusqu'au nom de celle que j'aime... Elle la tuerait, elle l'empoisonnerait comme elle a empoisonnée... tu sais ! Celle-là et d'autres !"

    A ce moment, à une porte intérieur qui, par un long couloir, faisait communiquer l'appartement du maréchal avec celui de la marquise d'Ancre, on gratta légèrement.

    "Silence!" gronda Concini.

    La porte s'ouvrit... une femme parut... C'était l'épouse de Concini, la marquise d'Ancre... Léonora Galigaï !

    Celui qui, deux heures auparavant, eût pénétré dans la chambre de la marquise d'Ancre, l'eût vue assise devant l'attirail compliqué d'une grande coquette. Pourtant, cette femme n'était pas coquette. Sa pensée aux ailes de vastes envergure planait au-dessus des inquiétude qui agitent les autres femmes.

    Mais elle était laide !

    Difforme, contrefaite, l'épaule gauche renflée, la bouche trop grande, le buste mal d'aplomb sur les deux jambes, Léonora n'avait pour toute beauté que deux yeux noirs resplendissants d'intelligence. C'était cette disgrâce de la nature que Léonora tâchait de réparer ou d'atténuer par l'application d'un art qu'elle avait étudié.

    Laide, soit! Mais que tout au moins sa présence fût supportable à l'homme qu'elle adorait : son mari !

    Et alors, tout cet étalage de coquetterie eût pu sembler touchant. Et alors, on eût assisté à la transformation magique opérée sur cette laideur par une puissante volonté. Peu à peu, les difformités disparaissaient. Léonora était presque belle!

    Ce jour-là, lorsqu'elle se fut inspectée dans une glace, elle se tourna vers la suivante favorite qui était initiée à ce travail de tous les matins :

    "Marcella, demanda-t-elle froidement, tu dis que Rinaldo est sur la piste de Giselle d'Angoulême ?

    — Madame, je répète qu'on trouvera le duc d'Angoulême et sa fille dans la maison de Meudon que je vous ai signalée. Mais M. le maréchal ignore sûrement que celle qu'il aime est la fille du duc d'Angoulême..."

    Léonora ne l'écoutait plus. Une larme s'évapora à la fièvre des joues. Elle serra ses mains l'une dans l'autre :

    "Il l'aime ! Oh ! celle-là, ce n'est pas un caprice ! Il l'aime! Et moi! Pas un regard! Malheur sur elle !"

    Elle se dirigea vers le cabinet de Concini, parvint à la porte, écouta un instant, puis entra. Rinaldo s'éclipsa.

    "Concini, dit Léonora en couvrant son mari d'un regard de tendresse, j'ai voulu vous voir avant d'aller au Louvre prendre mon service auprès de la reine Marie. M. de Richelieu sort de chez moi. Il m'a apprit des choses fort graves...

    — De quoi se mêle ce prêtre blafard ? gronda Concini.

    — Ne vous fâchez pas, mon Concinetto...M.de Luçon nous est dévoué, et c'est encore un service qu'il nous rend.

    — Eh ! qu'a-t-il pu vous apprendre? Qu'on crie fort après moi, après vous...Auriez-vous peur, cara mia ?

    — Je n'ai pas peur, Concino, dit froidement Léonora. Mais, sachez-le : c'est d'une vaste conspiration qu'il s'agit. Concino, on veut enlever le roi,le déposer, le tuer peut-être, et nous par la même occasion. A la tête de cette conspiration se trouve un homme que vous connaissez. Charles, comte d'Auvergne, duc d'Angoulême... le fils de Charles IX."

    Concini tressaillit; quelque chose comme un sinistre pressentiment pesa sur sa pensée.

    "Celui-là, reprit Léonora, porte au coeur une indestructible ambition : fils de roi, régner à son tour ! Le fils de Marie Touchet, le bâtard de ce pauvre roitelet qui mourut noyé dans le sang, est de la race hardie de ceux qui savent vouloir... et oser ! S'il était à votre place, Concino !

    — Que ferait-il donc ? " gronda le maréchale.

    Léonora se pencha vers Concini, et murmura :

    "Il serait déjà roi!"

    Le maréchal d'Ancre jeta autour de lui un regard de terreur.

    "Voilà l'homme redoutable, continua-t-elle. C'est un esprit fier et aventureux. Il veut monter l'Olympe en se servant de nos cadavres pour marchepied.

    — Que faut-il faire ? "murmura COncini subjugué, tout pâle.

    Les yeux de Léonora prirent une mortelle expression de résolution. Elle prononça lentement :

    "A la cuirasse de cet homme, j'ai découvert un défaut...

    — Et cette faiblesse, c'est ?

    — Le comte d'Auvergne est père!... L'amour paternel nous le livre. Car, vois-tu, Concino, pour éviter une souffrance à son enfant, il accepterait la torture, il renoncerait au trône, à tout, même à la vie.

    — Je comprends! dit Concini avec un sourire terrible. Nous nous emparerons de l'enfant. Et Charles d'Angoulême se traîne à nos pieds.

    — Oui, gronda Léonora. Mais si le père résiste ?"

    Il y eut une minute de silence. Seulement, Concini, d'un pas souple, alla jusqu'à la porte s'assurer que nul n'épiait. Puis il revint vers Léonora et, d'une voix étrange :

    "Si le père résiste... il reste bien au marchand d'herbes du Pont-au-Change, à Lorenzo, quelques gouttes de cette eau qui ne pardonne pas! Ce sera pour l'enfant!"

    Ils se regardèrent, leurs visages tout près l'un de l'autre, tout pareils en ce moment, sous le fard des mêmes pensées... Et tout à coup, Léonora enlaça la tête de Concini, et violemment, d'un âpre baiser, l'embrassa sur les lèvres.

    "Quel âge, l'enfant ? demanda Concini.

    — Elle peut avoir dix-sept à dix-huit ans. Concino, c'est aujourd'hui même qu'il faut agir. Il faut que demain matin cette fille se réveille ici, en notre pouvoir. Et alors, tu l'as dit, Concino, c'est toi qui l'as dit ! Si le père résiste, malheur à l'enfant!

    — Ce soir-même, j'agirai. Où trouverai-je la fille ?

    — A Meudon. La dernière maison du village, à droite, en face de l'hôtellerei, l'auberge de la Pie-Voleuse."

    Concini vacilla. Il sentit ses cheveux se hérisser, et le froid des épouvantes glisser le long de son échine.

    "Son nom ? râla-t-il. Le nom de la fille du duc !

    — Giselle !" répondit Léonora Galigaï.

    Le maréchal d'Ancre demeura fourdroyé, muet d'horreur, incapable d'une geste, d'un mot ou d'une pensée; Léonora Galigaï l'enveloppa d'un dernier regard; un sourire glissa sur ses lèvres; puis, silencieuse, elle se leva, se retira sans bruit, pareille à un spectre qui rentre dans ses ténèbres?

    III. Adhémar de Trémazenc de Capestang

    En la matinée de ce même jour, un jeune cavalier d'une vingtaine d'années galopait d'un petit galop flâneur, à quelques lieues de Longjumeau.

    Mince, de taille hardie, souple, il avait une figure irrégulière et narquoise, belle à sa façon, d'une témérité qui s'ignore. Ses yeux disaient sa confiance illimitée en son étoile. Il portait avec élégance un costume en velours gris perle, quelque peu râpé, et une solide rapière à poignée de fer ciselé.

    Tout à coup, le cheval s'arrêta devant un large ruisseau, la rivière de Bièvre longeant à cet endroit l'orée d'une forêt. La route qui franchissait la rivière, à une lieue en amont, pénétrait, là, dans la forêt où elle se perdait.

    Sur cette route, était arrêté un carrosse — invisible pour note jeune cavalier, abrité derrière un rideau de jeunes ormes. Et, du fond de la voiture, un femme guettait le jeune homme qui bavardait avec son cheval :

    "Mon digne compagnon, à quoi servirait-il de s'appeler Fend-l'Air, s'il fallait passer les rivières sur des points ? Si nous nous défonçons quelques côte, notre défaite n'aura pour témoin que le soleil. Hop, Fend-l'Air, hop, hop!..."

    Le cavalier avait pris du champ. Le cheval s'avança vers l'obstacle, se tendant comme un ressort à chaque foulée. Brusquement, l'homme rendit les rênes : l'animal se rua en tempête avec un bondissement prodigieux dans l'espace; l'instant d'après, sur l'autre rive, Fend-l'Air, emporté par l'élan, fonça sur la route jusque sous bois, pour aller s'arrêter à quelques pas du carrosse invisible.

    "Bravo! Fend-l'Air! cria le cavalier. Merveilleux!

    — Merveilleux !" répondit une voix du fond des frondaisons.

    Le jeune homme se redressa, effaré.

    "Ouais! fit-il. Serait-ce ici la demeure du seigneur Echo ?

    — Vraiment merveilleux, reprit en se montrant alors la dame du carrosse. Mais vous risquiez de vous tuer."

    "La petite de Longjumeau ! murmura le cavalier. Ce n'était pas la peine de quitter la route pour la fuir!...pour rêver à mon aise à ma belle amazone en velours bleu!"

    "Vous ne me répondez pas, monsieur! fit l'inconnue.

    — La peste soit de l'enragée, pour jolie qu'elle soit!'

    Et, tout en pestant, le cavalier gratifia celle qu'il appelait la petite d'un grand salut de son feutre. C'était presque une enfant. On lui eût donné quinze ans. Elle était d'une beauté capiteuse, éclatante, avec de yeux déjà pervers.

    "Ainsi, reprit-elle, comme vous me le disiez à Longjumeau, vous allez au hasard, c'est-à-dire nulle part ?

    — Si fait, madame, fit le jeune homme, je vais à Paris.

    — Moi aussi ! s'écria l'étrange jeune fille. Et, dites-moi, mon cher compagnon de voyage, qu'allez-vous faire à Paris ?

    — Mon Dieu, madame, je vais y faire fortune!

    — Tiens ! Toujours comme moi ! Faisons-nous route ensemble ? Je puis vous être utile. Je connais du monde à Paris; par exemple, M.l'évêque de Luçon, à qui je suis fort recommandée. Je lui parlerai de vous.

    — Mais moi aussi je suis recommandé. Et à l'illustre maréchal d'Ancre en personnem Mais quant à faire route avec vous, comme je vous l'ai dit..."

    Elle eut un nouvel éclat de rire.

    "Adieu donc ! reprit-elle. En tout cas, écoutez. Je descendrai rue de Tournon, en l'hôtellerie des Trois-Monarques. Si le hasard veut que vous ayez envie de me revoir, venez là..Vous demanderez Marion Delorme.

    Le carrosse qui emportait Marion Delorme avait disparu à ses yeux, lorsqu'une voix tira notre jeune homme de sa rêverie. Il releva la tête et se vit en présence d'une tout jeune gentilhomme qui montait un superbe rouan. Ce nouveau venu portait, lui aussi, un costume en velours gris perle.

    "Monsieur, dit-il d'un ton furibond, voici près de trois minutes que je tourne autour de vous.

    — Trois minutes! C'est bien long ou bien court.

    — Ce que j'ai à vous dire sera plus court encore!

    — Parlez donc ! Qu'avez-vous à me dire ?

    — Ceci: que, à l'auberge de Longjumeau, vous avez parlé à cette jeune fille qui vient de passer ici.

    — Vous voulez dire qu'elle m'a parlé.

    — L'un ou l'autre me déplaisent également. Et il me déplaît que vous vous soyez arrêté pour lui parler encore.

    — Est-ce tout ? grommela le maître de Fend-l'Air.

    — Non, je veux vous dire encore que vos airs de capitan sont d'un goût détestable.

    — Monsieur, le capitan de la comédie n'a qu'une épée de bois, tandis que la mienne est en acier trempé. Dégainez à l'instant, s'il vous plaît !

    — Nous voici d'accord! fit l'inconnu. Seulement, je suis pressé de courir après cette chaise de poste.

    — Bon. Vous voulez du crédit, n'est-ce pas ?... Accordé !

    — Vous êtes charmant. Venez, dans trois jours, me demander à déjeuner. Puis nous irons nous couper la gorge.

    — A merveille? Et où devrais-je vous rejoindre?

    — Mais à l'hôtellerie des Trois-Monarque, rue de Tournon, à Paris. C'est là que nous prendrons rendez-vous pour la petite saignée qui vous soulagera.

    — Très bien. Maintenant, dites-moi : moi, je me nomme Adhémar de Trémazenc de Capestang. Et vous ?

    — Monsieur, dit l'inconnu, je m'appelle Henri de Ruzé d'Effiat, marquis de Cinq-Mars."

    Les deux jeunes gens d'un seul geste, se découvrirent, et s'inclinèrent jusque sur l'encolure de leurs chevaux.

    Puis ils partirent : le marquis de Cinq-Mars sur la route qu'avait prise le carrosse, le chevalier sur un sentier qui tournait à gauche.

    "Bon! murmura Adhémar, me voici avec un duel sur les bras ! Ce n'est pas cela qui m'aidera à me retrouver!"

    Au bout d'une heure, il se trouva tout à fait égaré. Alors il s'arrêta au premier bouchon qu'il rencontra, et s'attabla.

    Le soleil était un peu tombé, l'hôte lui indique son chemin : il n'avait qu'à suivre la route à travers bois pour arriver au village de Meudon, et de là, à Paris.

    Le chevalier de Capestang se remit donc en route, rêvant à l'amazone au costume bleu qui, la veille, à Longjumeau, avait produit sur lui une si profonde impression.

    Notre aventurier s'aperçut tout à coup qu'il se faisait tard et que sa monture avait pris une sentier s'écartant du grand chemin royal. Faisant entendre un claquement de langue familier à son cheval, le jeune routier se dirigea droit vers le chemin de Paris.

    Comme il allait l'atteindre, et qu'il n'en était plus séparé que par un taillis assez épais, il s'arrêta court : là, sur la route, il y avait un homme et une jeune fille qui échangeaient des paroles violentes, qu'il n'entendait pas... Mais à la vue de la jeune fille, il éprouva comme un éblouissement et son coeur se mit à battre à grands coups sourds.

    "Elle ! Puissance du ciel ! C'est elle !"

    L'homme et la jeune fille, tous deux à cheval, étaient arrêtés au milieu de la route; face à face, avec des physionomies violentes comme les paroles qu'ils échangeaient.

    "Giselle, écoutez-moi, grondait l'homme d'un accent de menace. Ce soir même il sera trop tard ! Je puis vous sauver d'un effroyable danger, vous et votre père! et en échange de mon dévouement...

    — Votre dévouement m'est odieux !

    — En échange de l'amour d'un homme qui vous adore...

    — Chacune de vos paroles est une insulte !

    — Giselle, en échange de ce dévouement et de cette adoration, je ne vous demande qu'un seul mot d'espoir !

    — Tout ce que je puis faire; la seule parole que je puis vous accorder est celle-ci : Passez votre chemin, monsieur !

    — Est-ce votre dernier mot ? rugit sourdement l'homme.

    — Allez, monsieur ! répondit la jeune fille.

    — Eh bien, donc, gronda l'homme, livide de fureur et de passion, ne t'en prends qu'à toi même, si l'abîme s'ouvre sous tes pas, si ton père meurt dans le désespoir, et si toi-même tu péris misérablement... car, j'en jure Dieu..."

    A ces mots, l'homme poussa son cheval sur celui de la jeune fille, blanche comme un lis. Et Concino Concini, maréchal d'Ancre, leva la main pour saisir la fille du duc d'Angoulême ! Elle se renversa en arrière avec un cri d'horreur.

    A ce moment, quelque chose d'impétueux jaillit de la forêt... le cheval de Concini recula dans un écart de terreur... une épée longue, large et solide flamboya et la voix du chevalier de Capestang tonna :

    "Arrière, monsieur le drôle ! Arrière, monsieur l'insulteur de femmes ! ou ta dernière heure est venue !"

    Giselle, palpitante, eut la soudaine vision d'un cavalier qui lui apparaissait dans un flamboiement de beauté furieuse. Et ce cri de joie, d'espoir, d'orgueil, retentit dans son être, au plus profond, au plus secret de son coeur :

    "Lui! Henri de Cinq-Mars !"

    Blafard, une sueur froide au front, Concini vit à deux pouces de sa poitrine la pointe de la forte rapière.

    "Quel est ce truand de grande route ! bégaya-t-il.

    — Va t'en ! rugit Capestang.

    — Sais-tu bien qui je suis ? l'échafaud, la torture, si...

    — Va t'en ! " tonna Capestang.

    Et une si mortelle décision parut sur son visage que Concini sentit le froid de l'agonie jusqu'à ses moelles.

    "C'estbien !" balbutia-t-il de ses lèvres écumantes de rage.

    Et il se recula de quelques pas. Le chevalier de Capestang volta, se trouva face à Giselle. UN seconde ils se regardèrent, tremblants tous deux de la même profonde émotion. Il s'inclina devant la jeune fille.

    "Madame, dit-il avec une infinie douceur, tant que j'aurai l'honneur de me trouver près de vous en cette circonstance, je vous supplie de ne plus rien craindre..."

    Elle secoua sa tête, un reflet de fierté nimba son front.

    "Je ne crains rien, monsieur, mais remercié soyez-vous."

    En ce moment, Concini tira d'un sifflet d'argent un coup strident. Et alors le bruit d'une furieuse galopade se fit entendre.

    "Saisissez cet homme!" hurla Concini.

    Huit ou dix cavaliers se ruèrent sur le chevalier de Capestang. Et Concini lui-même, un rire terrible au coin des lèvres, marcha sur Giselle!... et il leva la main sur elle.

    Le jeune homme enveloppa les flancs de Fend-l'Air d'une puissante pression : l'animal se rua d'un bond furieux; des cris, des hurlements, des malédictions retentirent; Fend-l'Air, dans la vivante muraille des assaillants, faisait une trouée sanglante et passait.

    Aussitôt, Capestang sautait à terre et, de sa ceinture, tirait un poignard solide. Et, dans le moment précis où Concini allait saisir Giselle, son cheval, frappé au poitrail, s'abattit. Et il vit Capestang, l'épée à la main, devant la monture de Giselle.

    "Garde à vous, mnoseigneur! vociférèrent les acolytes de Concini qui se jetaient en masse sur le jeune homme.

    — Fuyez, mademoiselle, dit Capestang qui, d'un coup d'épée, écarta le plus avancé.

    — Non! répondit doucement Giselle.

    — Vous allez me faire tuer, reprit Capestang, qui para un coup destiné à lui fendre le crâne.

    — Prenez-le vivant! rugit Concini, qui, excellent cavalier, était retombé sur ses pieds.

    — Tandis que, seul, je puis m'en tirer, continua le jeune homme. A vous, monsieur ! Vous êtes mort."

    Un homme tomba. Deux autres étaient blessés. Concini défaillait de fureur.

    "Sangdieu ! Mordieu ! Nous l'écorcherons vif!

    — Mademoiselle, râla Capestang, si vous restez une minute de plus, je suis mort!

    — Adieu donc, murmura-t-elle, adieu. Peut-être ne vous reverrai-je jamais, mais vous vivrez, là, tant que je vivrai."

    La jeune fille plaça la main sur son sein palpitant. Dans le même instant, Concini jeta un hurlement. Giselle, piquant son cheval, disparaissait dans un galop effrené.

    "Arrêtez-la, Rinaldo, mille écus si tu la rattrapes !

    — A nous deux, Fend-l'Air !" cria Capestang.

    D'un bond il fut en selle. D'un autre bond il fut au milieu du chemin. Rinaldo et ses compagnons se précipitaient à la poursuite de Giselle.

    "On ne passe pas !" tonna Capestang.

    Il n'avait plus qu'un tronçon d'épée à la main; le sang lui coulait d'une épaule et d'un bras, et d'une estafilade au cou; il était déchiré, hagard, hérissé, flamboyant d'une sorte de folie! Son profil maigre se détachait en médaille, sa fine silhouette, campée sur la formidable silhouette de Fend-l'Air, prenait une attitude épique.

    "Place! Place!" rugirent les cavaliers.

    Et ce fut alors une des ces rapides vision comme en engendre la fièvre. Fend-l'Air tenait toute la route en ses bondissement prodigieux; il était ici, il était là, il détachait de formidables ruades; il pointait, plongeait, se dressant tout debout, voltait, se secouant, s'ébrouant... Un cheval tomba, le poitrail fracassé d'une ruade...Un autre s'abattit, le genou brisé... et toute cette scène frénétique était dominée par la voix de Capestang: On ne passe pas !

    Cela dura trois minutes. La plupart des hommes de Concini étaient démontés; trois ou quatre gisaient sur la route; les autres reculèrent... Capestang était vainqueur, Giselle avait disparu. Concini prit sa tête à deux mains et pleura. Son regard suivit le jeune aventurier, qui s'éloignait d'un bon trot.

    "Ah! murmura-t-il alors, dix ans de ma vie pour te tenir, te brûler à petit feu, et jeter tes restes aux chiens !

    — Je m'en charge! fit la voix de Rinaldo. Je retrouverai ce fou furieux, et, quant à la petite... tout n'est pas perdu.

    IV. Le château enchanté

    Le soir venait. Sur la route blanche, Fend-l'Air trottait, le nez au vent, le genou haut. Le chevalier de Capestang, déchiré, poudreux, sanglant, la tête fiévreuse, laissait aller sa monture, n'ayant plus qu'une idée claire : aller trouver dès le lendemain le tout-puissant personnage auquel il est recommandé, Concino Concini, maréchal d'Ancre ! Lui raconter l'algarade et s'en faire un protecteur tout-puissant.

    "Car, se disait-il, l'homme que j'ai attaqué est évidemment très haut placé. J'ai entendu ses gens lui donner du monseigneur! Aïe! Capestang, si tu n'obtiens une sauvegarde de l'illustre maréchal, je ne donnerais pas une demi-pistole de ta peau.

    Mais en arrivant aux premières maison de Meudon, comme la nuit tombait, il se sentit si affaibli par la perte de son sang qu'il ne pouvait aller plus loin. Il avisa une auberge, y entra, installe Fend-l'Air devant une mangeoire de l'écurie et se fit donner une chambre qui donnait sur la route. L'hôtesse qui examinait avec inquiétude les vêtements en lambeaux de l'aventurier, déclara:

    "Excusez-moi, mais à l'auberge de la Pie-Voleuse, nous sommes dans l'habitude de faire payez d'avance. "

    "Ma bonne dame, dit-il, les harnais de mon cheval vous serviront de gage si d'ici demain je n'ai pas trouvé la bourse qui était dans cette poche et qui n'y est plus."

    La patronne de la Pie-Voleuse sortit sans demander à son hôte ce qu'il voulait boire ou manger. Et Capestang traîna l'unique fauteuil de la chambre jusqu'à la fenêtre qu'il ouvrit dans l'espoir que les brises nocturnes rafraîchiraient son front brûlant. A ce moment, l'hôtesse se montra et dit :

    "Ne vous attardez pas à la fenêtre, à cause de la maison d'en face qui est hantée. On y voit apparaître une dame blanche. On y entend des gémissements, bien que le logis soit inhabité depuis peut-être cinquante ans. Enfin, bref, cela porte malheur de regarder la nuit cette demeure. Bien que vous soyez sans argent, je fais mon devoir en vous prévenant. Bonsoir !"

    L'hôtesse disparue, Capestang, près de la fenêtre ouverte, s'allongea dans le fauteuil en grommelant:

    "J'ai l'enfer dans le gosier et l'estomac dans les talons. J'ai soif ! Et faim!... Qui pouvait être ce seigneur ?..."

    Ses yeux, machinalement, se posèrent sur une masse confuse qui se dressait de l'autre côté de la route; la mystérieuse maison qu'au dire de l'hôtesse, il était dangereux de regarder la nuit!

    L'un après l'autre , les bruits de l'hôtellerie se turent; la faim, la soif tourmentaient le jeune homme; dans sa tête endolorie, des images imprécises passèrent ; le seigneur inconnu qu'il avait attaqué, la jeune fille qu'il avait défendue, le jeune marquis de Cinq-Mars, Marion Delorme et la dame blanche que logis hanté se mêlèrent dans ses rêves fiévreux.... Capestang s'était endormi.

    Un grand cri tout à coup, déchira le profond silence, et réveilla le chevalier, qui se dressa, l'oreille tendue. A ce moment, l'horloge du clocher de Meudon se mit à sonner minuit.

    "Minuit! murmura Capestang. Je rêvais que j'entendais un cri. Allons, il est temps que je me..."

    La tête en feu, Capestang écoutait ces rumeurs.

    "Oh! murmura-t-il, est-ce que vraiment la maison d'en face est hantée ! Oh! mais on dirait qu'on tue, là-dedans.!"


    Capestang, en parlant ainsi, enjambait l'appui de la fenêtre. Il y eut dans la nuit noir la chute rapide d'une ombre, puis un bruit mât. Capestang venait de sauter!... D'un bond, il faut à la porte de la maison mystérieuse et, du pommeau de l'épée, se mit à frapper rudement. Une dernière plainte lui parvint. Puis le silence régna, mystérieux, indéchiffrable.

    "Je le saurai! fit-il. Je saurai ce qui se passe là-dedans."

    En parlant ainsi, le jeune homme s'était mis à longer la façade de la maison puis, son tronçon d'épée à la main, il courut le long d'un mur qui s'enfonçait à travers champs; au bout de cinq minutes de cette course, il parvint à un endroit où le mur avait une sorte de brèche; il la franchit.

    A ce moment, la lune monta par-dessus la cime des arbres et éclaira ce décor de ses rayons bleuâtres. Capestang vit qu'il se trouvait dans un parc. Au fond, vers la route, il apercevait la façade arrière de la maison hantée.

    Ce logis avait un aspect seigneurial. C'était une façon de castel de la Renaissance semblant à demi-ruiné, rongé par le temps; mais le parc était touffu et immense.

    Capestang se sentait attiré comme par une force magnétique vers ce bois. Ecartant d'une main les ronces qui le frappaient au visage, tenant de l'autre main son tronçon d'épée, il monta le perron, et pénétra dans un vestibule éclairé faiblement par une lampe suspendue au plafond.

    "Où suis-je ? murmura-t-il. Est-ce la fièvre qui me transporte dans une illusion de rêve ? Ce doit être le château de la dame blanche dont parlait mon hôtesse?"

    "Holà ! Qui a appelé au secours ? Voici le secours !"

    Nul ne répondit. Le jeune homme parcourut diverses salles, et bientôt il fut convaincu qu'il se trouvait seul dans la maison.

    "Il paraît que j'arrive après la bataille! fit-il. Ou plutôt, est-ce que ces cris, ces plaintes de tout à l'heure ne seraient-ce que des imaginations ?...J'ai rêvé...Oh! qu'est cela ?"

    Capestang venait d'entrer dans une pièce vaste où il n'y avait aucun meuble. Aux quatre murs étaient accrochés de nombreux costumes complets, depuis les feutres - tous pourvus de la même plume rouge - jusqu'aux bottes, toutes en cuir fauve. Il y avait là de quoi habiller cinquante hommes.

    "Beaux costumes!...(Capestang s'approcha et décrocha un manteau). Superbe manteau de velours, bien fourré de soir! Bah! le mien n'est doublé que de bise, mais je t'aime mieux, compagnon fidèle des heures de pluie...Quant à ce pourpoint (il décrochait le pourpoint en question), j'avoue qu'il est tout neuf, tandis que le mien porte autant d'entailles qu'en pouvait porter celui de Roland à Roncevaux. Je regrette que ce pourpoint ne soit pas à moi."

    Capestang poussa un soupir, raccrocha le vêtement, qui était élégant et solide, puis il le décrocha de nouveau et tomba dans une méditation admirative.

    "Je ne me souviens pas, dit-il, avoir jamais porté un pourpoint neuf; ceux que me confectionnait ma mère étaient taillés dans les vieux pourpoint du chevalier mon père. C'est curieux. Tous ces pourpoints se ressemblent. Et si j'en essayais un ? Il me semble qu'on doit éprouver quelque émotion à se draper de neuf."

    Cinq minutes plus tard, le jeune homme avait revêtu l'un des pourpoints et accroché son vêtement troué à la place.

    "Ah ! on respire là-dedans! Il me paraît que je vaux vingt pistoles de plus. Si je continuais, pour voir ?"

    D'essais en essais, Capestang se trouva habillé de neuf depuis le feutre à la plume rouge jusqu'aux bottes de cuir fauve.

    "Je remettrai tout cela en place, en m'en allant, fit-il. Je veux pouvoir regarder dans un miroir ma propre image ainsi parée, et me saluer comme un prince. Un prince ? gueux comme le Job de saintes Ecritures, puisque j'ai perdu ma bourse. Je n'ai même pas de quoi apaiser ma faim et ma soif..."

    En parlant ainsi, le chevalier ouvrait une deuxième porte. Il demeura ébahi, les yeux arrondis, les narines dilatées.

    "Oh !oh ! Qu'est cela ?"




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